Pitchi Poi

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Pitchi Poi

Message par Igor Moleskine » Lun Sep 05, 2011 6:40 am

L'homme entra dans la tente, d'un pas décidé. Face à l'enfilade des lits et des armoires, il observa le vif ballet des infirmières qui passaient d'un blessé à l'autre, administrant des soins, refaisant des pansements, leurs mains en tenant d'autres ou caressant des visages. Il n’eut guère le temps de s'émouvoir : les gémissements, les pleurs, l'odeur du sang, la puanteur de la gangrène l'emplirent. Il interpella un médecin :

« - Major Doukov, les soldats de la 83e compagnie sont-ils prêts ?

- Oui, Sous-Lieutenant Moleskine, vous pourrez partir dès demain. »

Il ne s'attarda pas, il ne voulait pas voir ses hommes. Il n'était pas prêt.

Il sorti et hésita sur le chemin à prendre. Il se sentait perdu dans ce nouveau camp monté à la hâte. La Nuit des Églises avait tout changé : l’État-Major russe voulait profiter de sa victoire. Lors de son discours, le Colonel Lepine avait exalté l'auditoire en évoquant vengeance et reconquête, promis honneur et gloire à ses Cadets. Avait suivi la distribution des récompenses. Il mit la main dans sa poche pour tâter le rouleau de papier qu'il y avait glissé. Cité à l'ordre du régiment pour faits de bravoure lors de la prise de Dadagrad. Que cela signifiait-il ? Jeter sa compagnie au plus fort de la bataille pour ralentir la progression ennemie, voir les soldats français s'aligner et entendre les cris de ses hommes qui tombaient, salve après salve. Puis courir quand les rangs se sont disloqués, courir loin des hurlements et de la mort.

Il aperçu l'Ordonnance du Colonel et s'avisa de le suivre. Ce planqué, fils de grands dignitaires, ne s’éloignait jamais vraiment de son Maître. Il arriva au chapiteau où se tenaient les festivités. Il aperçu son Chef de Section, Kotlyarov, en grande discussion avec Kreuzberg, le Second du Régiment, et Lepine. Ce brave Kotlyarov, le seul officier qu'il ait jamais rencontré qui ne lui fasse pas ressentir qu'il n'était ni noble, ni russe. S'approchant, il remarqua que les deux jeunes Sous-Lieutenants avaient bu et tentaient de conserver bonne contenance devant le Colonel. Foutaises, songea-t-il. Parce que son père avait été un alcoolique, il soupçonnait ce que dissimulait la rigueur de Lepine. Kotlyarov sourit et l’invita :

« - Moleskine, venez apprécier cette vodka que le Colonel a prélevé sur sa réserve personnelle.

- Avec plaisir Messieurs. Au Tzar ! » lança-t-il, ban immédiatement repris bruyamment par tous les officiers.

Kreuzberg avait un nouveau plan. Vu son succès dans la prise des Eglises, Moleskine se douta de ce que l'Etat-Major lui donnerait carte blanche. Pour que les Français n'aient pas le temps de se réorganiser, le Régiment repartirait à l’assaut dès le lendemain. Tous se rengorgeaient de l'importance stratégique que prenait désormais ce front et se promettaient le brillant avenir que leurs victoires futures leur assureraient. Peu enclin à la beuverie, Moleskine s'éclipsa, une bouteille à la main.

L'avantage, c'est qu'il n'est plus besoin de s'éloigner du camp et de gravir la colline, pensait-il en s'approchant de la tour de garde. Il glissa la bouteille à la sentinelle, lui proposant de la remplacer un moment. Il contempla les ruines de Polotsk en ruminant sur l'ironie du destin.

Sur la droite, dans la trouée, il devinait la rivière. Sans la voir, il savait la Pitchi Poï sur la rive droite, proche des faubourgs qu'il apercevait. L'Auberge du fol espoir, marmonna-t-il. Deux ans plus tôt, quand, pour échapper à la chaleur de l'été, l'aubergiste servait ses clients sur un ponton flottant... les longues soirées passés avec Svetlana, leurs discussions interminables, leurs rires, ses yeux verts, ses tâches de rousseur... Il secoua la tête parce qu'immanquablement lui revenaient ensuite le bannissement, l’incompréhension, la colère, le désespoir. Des larmes coulaient sur ses joues.

Moleskine marchait calmement. Sa décision était prise. Quels que soient les ordres qu'il recevrait le lendemain, il guiderait sa compagnie vers Polotsk pour se barricader dans la Pitchi Poi. Les français viendraient. Il le savait. Il les attendait déjà.
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Igor Moleskine (Mat. 45682)
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