Un dîner presque parfait...
Brasov, automne 181...
« Mon Général, le dîner est servi ! »
Le cuisinier attaché à mon service venait de s'introduire dans mon bureau après avoir frappé à la porte, s'inclinant respectueusement, alors que mes chefs de bataillons étaient réunis avec moi et que nous devisions de la situation à l'Ouest de Brasov.
La poignée d'officier autour de moi marqua d'un imperceptible mouvement d'approbation l'annonce de ce bon moment, et les visages rudes s'éclaircirent d'un léger frémissement de la moustache. Le ravitaillement était plutôt maigre ces temps-ci, une invitation à la table du général Depakin était le gage d'un ordinaire amélioré.
« Et bien, Messieurs, je vous propose de poursuivre nos réflexions plus tard, puisque Piotr commande. Et quand le repas est prêt, c'est comme pour l'artillerie, il faut servir chaud... »
Nous nous dirigeâmes dans la pièce à côté que le bortch fumant emplissait d'une douce saveur qui faisait déjà saliver.
« Depuis combien de temps es-tu attaché à mon service, Piotr ? » demandais-je au petit homme en tablier blanc qui était toujours courbé à l'entrée de la pièce.
« Voilà bientôt trois ans, mon Général. Et j'espère pouvoir vous servir et vous satisfaire encore longtemps ! »
Me tournant vers mes officiers, je continuais de leur faire l'éloge de mon brave cuistot.
« Ce diable d'homme arrive à nous faire des repas de fête avec trois fois rien. Il est débrouillard comme pas deux, et à vrai dire je ne cherche pas toujours à savoir comment il s'approvisionne. »
Piotr tournait sa serviette dans ses mains, flatté et fier que son travail fut apprécié.
« L'important c'est ce que nous avons dans nos assiettes, n'est-ce pas, et je dois dire que jusqu'à présent je n'ai jamais eu à me plaindre de ta cuisine Piotr ! Alors, que nous as-tu préparé aujourd'hui ?... »
Se redressant, au garde à vous, tandis que les officiers prenaient place autour de la table et que je m’asseyais, dépliant une large serviette que je nouais autour de mon cou, Piotr annonça cérémonieusement :
« Ragoût de bœuf à la Brasov, mitonné façon Piotr avec son bataillon de patates et... »
Piotr marqua un temps d'arrêt, les yeux se tournèrent vers lui, attendant la fin de la tirade.
« Et... sa fricassée de cèpes ramassée ce matin ! »
« Mmmmm !!!... » firent en cœur les quatre bouches de mes officiers qui frémissaient d'impatience devant ce festin.
Dans le grand plat en faïence, la fricassée de champignons mélangée à la viande n'attendait que les fourchettes qui l'engloutirait.
Je blêmis, repoussant devant moi mon assiette. Un instant de malaise vint plomber mon mouvement. Piotr resta bouche bée, ne sachant que dire. Les officier comprirent que quelque chose n'allait pas.
« Désolé Piotr, mais je me contenterai de tes patates aujourd'hui... Je ne pourrai pas avaler tes champignons et tout ce qui a été cuit avec... »
« Mon Général... Je suis désolé... Je ne savais pas... Je vais vous trouver autre chose... »
« Bah... Ne te culpabilise pas, tu ne pouvais pas savoir... Et puis, il y en aura plus pour les autres. N'auras-tu pas un peu de vin pris aux français à m'offrir à la place? »
Et me tournant vers mes officiers :
« Servez-vous, je ne vous dégoûte pas j'espère ! Profitez-en pendant que je vous raconte mon histoire et la cause de ce refus ».
Alors que l'on entendait plus que le tintement des couverts et que personne n'osait complimenter l'infortuné Piotr, de peur de me vexer, je commençais mon récit après avoir avalé un grand verre de vin.
« C'était il y a bien longtemps de cela. J'avais huit ou neuf ans, je ne me rappelle plus exactement.
J'avais décidé, contre l'avis de mon père, le Comte Ivan Dimitrievitch Depakin, gouverneur de la province de Toula, de tuer mon premier loup.
Il était revenu de la chasse la veille avec une poignée d'hommes et cinq dépouilles de loups qu'il avait fièrement exposées dans la cour de notre demeure.
Nullement impressionné par les gueules gigantesques de ces animaux deux fois plus grands que moi, j'avais lancé que moi aussi je serai capable d'abattre une telle bête quand je le voudrai.
Mon père, qui était un homme brutal et vulgaire, qui exerçait sur sa famille une pression tyrannique n'hésitant pas à recourir aux châtiments corporels sur ses Boyards autant que sur mes frères et moi, ne prit pas cette bravade à la légère. Il grogna que toute insubordination et désobéissance de ma part me vaudrait dix coups de knout, et que les enfants de neuf ans ne méritaient pas mieux que de rester dans les jupes de leur mère pour le moment, et qu'ils avant encore beaucoup à apprendre avant de pouvoir utiliser une arme à feu.
Mais je n'en démordais pas. Je tuerai moi aussi un loup, et sous peu.
Le lendemain, profitant de l'absence habituelle de mon père (ma mère subissait avec abnégation ses frasques et ses visites quotidiennes dans des établissements réputés pour leurs pensionnaires féminines aux mœurs légères, peu farouches et pratiquant la rencontre tarifée), je m'introduisis dans son bureau et m'emparai d'un gros pistolet chargé que j'enfournai précipitamment dans une grande musette. Je descendis ensuite à la cuisine, me saisis d'un couteau à dépecer bien aiguisé et m'habillai de pied en cap pour une escapade dans les bois attenants à notre domaine, où nos serfs nous avaient signalé la présence de meutes faisant régner crainte et angoisse alentour.
Une fois dehors, je me hâtais pour être hors de vue et partir enfin à l'aventure. L'automne était déjà avancé, mais le froid n’étais pas encore descendu de Sibérie et la neige nous laissait encore quelques semaines de répit. Je me laissais envoûter par les couleurs de cette saison, goûtant avec autant de crainte que de plaisir, cette escapade solitaire, totalement inconscient des interdits que j'avais osé braver. Il me fallait seulement trouver un loup pour que mon bonheur soit total.
J'avais prévu de ne faire feu qu'à quelques pas afin d'être certain de toucher mortellement la bête, et si besoin, de lui planter la lame de mon coutelas dans le flanc si la balle ne l'avait point occis d'un seul coup. Le couteau devait surtout me servir à ne rapporter que la tête, ne pouvait traîner sur une longue distance un animal aussi imposant, je n'en rapporterai que le souvenir le plus emblématique.
Au bout d'une heure, après avoir vainement patrouillé dans cette sombre forêt humide, je commençais à avoir sérieusement froid, malgré ma chapka, mes gants, mon écharpe et mes grosses bottes de feutre. J'entendis des bruits non loin, ce que je pris pour un grognement, et vis une ombre se défiler rapidement. Un loup ? Je n'en savais rien mais mon sang se glaça et mon cerveau arrêta de fonctionner. Terrorisé, je sortis le lourd pistolet que j'eus du mal à pointer correctement, armais le percuteur en proie à une panique grandissante, et fis feu au jugé dans un taillis avec pour seul résultat que de faire s'envoler un groupe de perdrix inoffensives.
Je lâchais le pistolet dans le tapis de feuille sous mes pieds, et m'enfuis sans demander mon reste, vers les miens.
Malheureusement pour moi, j'avais été aperçu lorsque je quittais la maison, par notre vieil intendant, tout acquis à la cause de mon père et que mes frères et moi évitions le plus possible. Ce traître obséquieux moucharda comme d'habitude lorsque mon père rentra, ivre, au domicile familial et ils partirent à ma recherche à cheval, jurant de me faire payer cher ma désobéissance, malgré les suppliques de ma mère implorant sa clémence à mon sujet.
Je fus prestement retrouvé, soulagé sur le moment qu'on me sorte de ce pétrin. Je ne réalisais pas sur le coup, la colère qui faisait bouillonner mon père. L'intendant m'agrippa par le col, me jucha sur son cheval devant lui, et nous partîmes au galop vers le lieu de ma punition, à savoir la grange du domaine.
« Ah, petit vaurien ! Tu n'en as donc fait qu'à ta tête ! Je vais t'apprendre l'obéissance et te mater ! »
Pantalon baissé, le ventre sur une botte de paille, la violence paternelle se déchaîna contre mon séant, devant peut-être à son ivresse que tous les coups ne portent pas. La main de l'intendant arrêta enfin celle de mon père, apitoyée par mes cris, estimant sans doute que j'avais assez reçu.
Entre deux hoquets de sanglots, j'entendis que j'étais également privé de repas et que je ne pourrai quitter ma chambre jusqu'à nouvel ordre.
Satisfait de ce petit défoulement récréatif, mon père retourna vider quelques flacons de vodka, avant de passer à table, cherchant encore querelle auprès de divers valets dont le travail ne lui paraissait pas suffisant.
Le cuisant souvenir de cette escapade resta marqué dans ma chair pendant de longues semaines.
Allongé sur mon lit, je peinais à calmer mes pleurs, l'estomac noué j'aurai bien eu besoin d'un repas revigorant après les aventures de la journée. Ma mère ainsi qu'une servante vinrent me prodiguer quelques soins et un peu de réconfort., tachant du mieux qu'elles le pouvaient, d'atténuer ma peine, en me glissant discrètement un peu de pain sous mon oreiller.
Le dîner était maintenant servi. Tout le monde était passé à la salle à manger et je savais que la cuisinière avait préparé un excellent bortch aux champignons, d'autant plus copieux et savoureux qu'on avait vu la grande quantité de bolets et autres espèces rapportées par nos gens le matin même.
Je réussis à m'assoupir malgré la douleur mais passais une nuit difficile, en proie à la fièvre et au délire, ne comprenant pas pourquoi personne ne venait à mon secours et pourquoi j'entendais d'autres cris dans la maison.
Ce n'est qu'au petit matin que j'appris ce qui s'était passé.
Il y avait parmi les champignons cuits des espèces non comestibles et toute ma famille avait succombé à une terrible intoxication pendant la nuit.
Je n'avais dû mon salut qu'à ma punition... »
Je terminais mon histoire alors que toutes les assiettes avaient été vidées, et que dans le plat ne subsistait plus que quelques traces de sauce.
« Voilà, Messieurs, vous comprenez maintenant pourquoi je ne peux plus manger de champignons, mais je pense que vous avez tous apprécié la cuisine de Piotr... »
Mes officiers me regardèrent épouvantés, ne sachant pas s'ils devaient croire cette histoire ou si je venais de l'inventer, ne sachant pas non plus s'ils devaient prendre cela au second degré.
« Ah, j'avais oublié de vous préciser qu'une enquête montra qu'un de nos employés avait volontairement placé dans le panier de champignons certaines espèces qu'il savait mortelles, afin de se venger de mon père... Le droit de cuissage qu'il avait exercé brutalement sur l'une se ses servantes qui n'était autre que la fiancée de cet employé amoureux, n'avait pas plu à cet homme, et il s'était vengé assez largement...
La vengeance est un plat qui se mange parfois en sauce et non pas froid...»
Un diner presque parfait...
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Re: Un diner presque parfait...
J'aurais voulu être assis à cette table ! Ah ah !
Oui, l'Aigle, un soir, planait aux voûtes éternelles
Lorsqu'un grand coup de vent lui cassa les deux ailes.
Lorsqu'un grand coup de vent lui cassa les deux ailes.