Nansouty et Eylau

Racontez vos histoires autour d'un verre sous la tente...

Modérateurs : Modérateurs français, Animateurs, Modérateurs russes

Nansouty et Eylau

Message par vétéran Nansouty » Ven Fév 02, 2007 6:49 pm

Eylau... un certains 7 février 1807 ...

Le gros des forces de Bennigsen arrive à Eylau le matin du 7 février, traverse la ville, et prend position sur les pentes à l'est de celle-ci, formant une ligne allant de Serpalen, au sud-est, à Schloditten, au nord. Bennigsen dispose ses troupes de la façon suivante.
Colonne de gauche (Ostermann-Tolstoy), à Klein-Sausgarten. Devant lui, Bagavout est à Serpallen, ayant derrière lui, sur sa droite, autour de Klein-Sausgarten, la 2e division, et la 3e division (Sacken) à droite de cette dernière

Saken commande le centre et la réserve, la 7e division étant positionnée à peu près à mi-chemin entre Eylau et Anklappen.

Tuchkov est à la tête de la droite, la 5e division à son extrémité. La 4e division de Somov, en arrière de la 5e, et la 14e, derrière la 2e division d'Ostermann, forment la réserve, qui possède également 50 pièces d'artillerie attelée. Cette résrve est sous les ordres de Dokhtourov.

L'infanterie russe est ainsi positionnée sur deux lignes, chaque division ayant deux régiments déployés frontalement, le troisième, derrière, en colonne.

La cavalerie est disposée en trois formations : Gallitzin est à l'extrême gauche, près de Klein-Sausgarten, un autre groupe est au centre, les cavaliers de Pahlen étant loin à droite, vers Schloditten.

Pour servir de rideau à ce déploiement, et pour permettre à son artillerie, qui doit arriver par une autre route, de prendre position, Bennigsen déploie une forte avant-garde, sous les ordres de Bagration, à l'ouest et au sud-ouest d'Eylau. Bagration lui-même se tient dans le village, et il dispose ses troupes en quatre formations:

Markov est le plus avancé, sur une petite hauteur qui coupe la route de Landsberg, et s'étend du lac Tenknitten jusqu'au lac Vashkeiten. Une batterie d'artillerie à cheval est sur la route de Landsberg. De son coté, Essen III est dans l'angle formé par les routes de Landsberg et de Heilsberg. Il dispose également d'un peu d'artillerie. Barclay de Tolly occupe Eylau et le sud-est du village. Il a disposé son artillerie sur la hauteur où se trouve l'église. Enfin, des éléments commandent, au sud du village, la route d'Heilsberg entre les deux lacs, avec 14 canons sur la berge du lac Vashkeiten, tandis que les dragons Saint-Petersbourg se tiennent, à droite, derrière le village de Tenknitten.

Dans l'après-midi du 7, vers 2 heures, Murat arrive, venant de Grünhöfschen suivi peu après du IVe corps de Soult. Les combats de la veille l'ont suffisamment éprouvé pour l'inciter à attendre le déploiement de l'infanterie de ce dernier. D'ailleurs, les dragons de Picard et la cavalerie légère de Lasalle lui font, à ce moment, défaut . Rapidement le 18e de ligne, de la brigade Levasseur (à gauche) et le 26e léger, de la brigade Essards (à droite) se forment en bataille.
L'attaque du 7 février 1807

Les brigades Schinner (24e léger) et Vivies(46e et 57e de ligne) s'engagent à droite, au travers des bois, pour tourner la gauche russe près de la ferme Grünberg. Augereau, qui arrive peu après, se voit assigner la tâche de tourner la droite ennemie, par Tenknitten.

Le 18e, sans attendre de renfort, placé légèrement en avant du 26e, traverse le lac gelé, sous un feu roulant d'artillerie, et est rapidement repoussé par l'infanterie russe, baïonnette au canon. Les dragons de Saint-Petersbourg le poursuivent avant qu'il ne puisse se reformer. De son coté, le 26e résiste également à plusieurs assauts, avant de reculer lui aussi.

Soult déploie son artillerie sur les hauteurs de Scheweken, tout en attendant que les russes soient enveloppés, par Augereau et la division Leval. Bientôt, le tir des pièces, joints à un assaut renouvelé sur toute la ligne, les force à reculer vers Eylau, au travers des position de Barclay. Au crépuscule, le gros des troupes française et russes sont sur des hauteurs qui se font face, tandis que Barclay se trouve entre eux. Les combats, très violents, éclatent aux approches du village, dans une extraordinaire confusion, où se mêlent la cavalerie de Murat, puis bientôt les divisions de Leval et Legrand, opposées aux forces et à l'artillerie de Barclay.

Au début de la soirée, les français investissent Eylau, la division Legrand se plaçant en avant du village, entre les routes de Könisgberg et de Friedland (voir carte). Leval est à gauche, à gauche de l'église. Au sud, depuis l'église jusqu'à Rothenen, se tient la division Saint-Hilaire, ayant à sa droite la cavalerie de Milhaud, en avant de Rothenen et Zehsen. Derrière Eylau, en avant de Storchnest et Tenknitten, Augereau, tandis que la Garde reste près de la crête qui était occupée la veille par les russes.

"À la sortie du bois, nous trouvâmes une plaine, et puis une hauteur que nous gravîmes. C'était pour enlever cette position que les fortes détonations, que nous avions entendues quelques heures auparavant, avaient eues lieu. Le IVe corps l'enleva et jeta l'ennemi de l'autre coté d'Eylau, mais il y eut de grandes pertes à déplorer. Le terrain était jonché de cadavres de nos gens; c'est là qu'on nous établit pour passer la nuit. On se battait encore, quoiqu'il fit déjà noir depuis longtemps."

La cavalerie légère est à l'extrême gauche, les dragons et Murat se tenant en arrière de Saint-Hilaire.

" 7 (février) à Preusse Eylau - Petite jolie ville au Nord, sur Königsberg. Il y a eu un assez fort engagement avec l'ennemi qui paraît s'obstiner à vouloir rester maître de la ville que cependant on lui a prise"

Le VIIe corps bivouaque non loin d'Eylau.

De leur coté, les russes restent à peu près sur les positions qu'ils occupaient la veille. Markov s'est retiré vers Schloditten, Barclay ayant rejoint Bagavout, dans et devant Serpallen, sur la gauche de leur dispositif. La 4e division a fait retraite durant la nuit, et s'est arrêtée devant le centre. L'artillerie russe, arrivée à midi le 7, est massée en trois grandes batteries : une de 70 pièces face à Eylau, une de 60 sur la droite, la troisième, forte de 40 pièces, entre la batterie centrale et Klein-Sausgarten. L'artillerie légère est dispersée le long de la ligne d'infanterie. Les prussiens ont également trois batteries, sous les ordres du major Huguenin. Enfin, près d'Anklappen, un parc de 60 pièces d'artillerie attelée.

A onze heures du soir, Napoléon entre dans Eylau, accompagné de Soult et Murat, épuisé comme ses soldats, après sept jours de poursuite. Dans la maison de poste, il réfléchi et analyse rapidement la situation. Devant lui sont rangés, d'après ses renseignements, environ 80.000 russes, renforcés par près de 400 pièces d'artillerie. Il n'a, pour l'instant que 46.000 hommes et 300 canons à leur opposer. Il est bien décidé, si, une nouvelle fois, l'ennemi ne se dérobe pas, à livrer bataille. Le plus urgent est de ramener à lui Davout (pour l'instant à 18 kilomètres plus au sud) et Ney (à 30 kilomètres vers le nord), voire Bernadotte, encore que celui-ci soit relativement éloigné.

Des aides de camp partent immédiatement porteurs des ordres correspondants. Si tout se passe comme il le prévoit, Napoléon prendra Bennigsen en tenaille.

Dans la maison de poste, il peut enfin prendre du repos.

L'adversaire va-t-il enfin accepter la bataille ?


Eylau... un certain 8 février 1807 ...

5 heures du matin

Les soldats des deux armées ont passé la nuit sans nourriture, sans abri ni de quoi faire du feu. Il règne un lugubre temps d'hiver.

Parquin : "Le temps n'était pas froid, mais ce qui était très pénible, c'était une neige épaisse, poussée avec violence par un vent du nord sur nos visages, de manière à nous aveugler. Les forêts de sapins qui abondent dans ce pays et qui bordaient le champ de batailles, le rendaient encore plus triste."

Napoléon fait avancer la Garde derrière l'église, Augereau se dirigeant sur la route de Bartenstein, les dragons, la cavalerie lourde et celle de la Garde prenant position derrière lui et plus au sud.

En face, dès les premières lueurs du jour, les soldats se préparent.

Pas un coup de feu n'a été encore tiré, il règne un impensable silence.

7 heures du matin

Le soleil se lève. Peu après, les russes commencent les hostilités, par un bombardement massif dirigé sur la positon de Soult et sur Eylau.

Davout : "Le 8 au matin, les armées étaient en présence par un ciel sombre, la neige tombait par rafales et couvrait la terre. C'est ainsi que s’engageait la bataille, qui commençait par une effroyable canonnade prolongée assez longtemps."

Coignet : "Le 8 février, les Russes nous souhaitèrent le bonjour de grand matin, et nous saluèrent d'une affreuse canonnade. En un instant, tout le monde fut sur pied."

Barrès : "Le jour arriva et, avec lui, une épouvantable canonnade dirigée sur les troupes qui couvraient la ville. S'armer et chercher à sortir de la ville ne fut qu'une pensée, mais l'encombrement à la porte était si grand, occasionné par la masse des hommes de tous les grades et de tous les corps qui bivouaquaient en avant et autour d'Eylau que le passage en était pour ainsi dire interdit. L'Empereur, surpris comme nous, eut des peines inimaginables pour pouvoir passer."

Davidov : "Soudain, le jour apparut et, avec lui, les soixante pièces de notre artillerie sur notre droite ouvrit le feu dans un grondement. Une partie de l'artillerie ennemie, qui était au repos, derrière les premières maisons de la ville, se démasqua et répondit (..)"

Napoléon monte au clocher de l'église. Maintenant, le duel d'artillerie est devenu particulièrement intense. Les tirs russes, au début, ne semblent pas être très efficaces, mais le nombre de pièces vient au secours de l'infériorité des artilleurs.

Coignet : "Les Russes avaient une formidable artillerie; on disait même qu'ils avaient amené de Königsberg vingt-deux pièces de siége."

Ce sont près de 800 pièces d'artillerie qui sont en action ! Compte tenu de l'état du terrain, les boulets, ricochant, rebondissant, puis éclatant, font de terribles ravages, même si, tirant parti de leurs positions, les français se protègent bien.

Coignet : "C'était, dans nos rangs, un épouvantable ravage.... Mais quelle position affreuse ! Rester, pendant deux heures, immobiles, attendant la mort sans pouvoir se défendre, sans pouvoir se distraire. De tous les cotés les hommes tombaient, et des files entières disparaissaient."

Barrès : "Nous étions sous les coups d'une immense batterie, qui tirait sur nous à plein feu et exerçait dans nos rangs un terrible ravage. Une fois, la file qui me touchait à droite fut frappée en pleine poitrine; un instant après, la file de gauche eut les cuisses droites emportées."

Les grenadiers à cheval de la Garde restent, eux aussi, impassibles sous ce feu meurtrier. Quand, malgré tout, certains courbent le dos, le général Lepic, qui les commande, leur crie "Haut la tête ! La mitraille n'est pas de la merde !" (au cours de la bataille, Lepic recevra dix-sept blessures, dont un coup de baïonnette à travers les deux joues et un coup de sabre dans thorax !)

Rapidement, des incendies éclatent, sous la mitraille.

Coignet : "Les obus incendiaient les maisons du village, les obus passaient au-dessus ou au travers, et tout venait tomber comme grêle sur le lac où nous nous trouvions."

Pendant trois heures, le duel d'artillerie se poursuit, sans que rien d'autre ne se passe des deux cotés de la ligne de front.

9 heures

Davout arrive en vue d'Eylau et ne perd pas une minute, occupant Serpallen et Klein Saunsgarten.

Davout : "La division Friant était en tête, suivie de la division Morand, puis de la division Gudin. La lutte prenait immédiatement de ce côté un caractère des plus acharné".

Mais la gauche russe, un moment débordée, se ressaisi et Davout est bientôt mis en difficulté.

Napoléon, pour aider son lieutenant ordonne à Saint-Hilaire et à Augereau de se porter en avant. À ce moment survient une brusque tempête de neige, avec un terrible vent du nord-est, réduisant la visibilité à moins de vingt pas, et chassant les flocons dans les yeux des fantassins français, qui perdent de vue leur objectif.

Pouget : "La neige survint avec une telle abondance qu'on n'y voyait pas à plus de trente toises".

Paulin : "Nous ne pouvions rien distinguer ; la neige à gros flocons, poussée par un vent violent du nord, nous aveuglait en nous frappant le visage"

Il s'en suit que la division Desjardins, puis celle de Heudelet, perdent la direction qui leur était assignée, obliquent vers la gauche, c'est à dire plus au nord, et se trouvent même, un moment, sous le feu des canons français en batterie à Eylau.

Davout : " (..) un ouragan de neige jetait le désordre dans le combat, sans interrompre le feu de l’artillerie russe, qui en un instant détruisait presque entièrement le corps d’Augereau."

Bertrand : "Les divisions Desjardins et Heudelet étaient d'abord rangées sur deux lignes, dans l'intervalle entre le village de Rothenen et la ville d'Eylau. A 10 heures, elles furent portées en avant et débouchèrent, entre Rothenen et le cimetière en colonnes serrés. Ce défilé franchi elles se formèrent en bataille. La 1e brigade de chaque division déployée, la seconde en carré. Tandis qu'elles s'avançaient, une rafale de neige les trompa dans leur direction. Donnant à gauche elles laissèrent à droite un large espace.

Billon : "Les corps des maréchaux Lannes et Augereau, entre autres, qui occupaient à peu près le centre de l'armée, dévièrent l'un à droite, l'autre à gauche, laissant ainsi entre eux un espace vide."

Krettly : "La neige n'avait pas cessé de tomber à gros flocons depuis le matin, et on avait toutes les peines du monde à distinguer les mouvements clos ennemis. Elle devint même, un instant, si épaisse qu'il y eut confusion parmi nous. Plusieurs régiments se trouvèrent emportés au milieu des ennemis où ils combattirent au corps à corps."

Rapidement séparées du reste du corps de Saint-Hilaire, ces deux unités se trouvent bientôt directement exposées aux tirs de la grande batterie centrale des russes. De plus, les fusils, mouillés par la tempête de neige, ne font pas feu correctement. Nos batteries sont, elles aussi, gênées par la neige.

Bertrand : "72 pièces russes vomirent à ce moment une telle quantité de mitraille, qu'en moins d'un quart d'heure ces deux divisions furent écrasées"

Davidov : "Le corps d'Augereau perdit sa direction, le contact avec la division Saint-Hilaire et la cavalerie, et apparu soudainement, à leur grande surprise, mais aussi à la notre, devant notre batterie centrale, juste au moment où le ciel s'éclaircit."

Les russes profitent rapidement de la situation, enfonçant leur cavalerie dans l'espace ainsi offert.

Davidov : "En un instant les grenadiers de Moscou et l'infanterie Schlusselbourg, avec l'infanterie du général Somov, s'élança sur eux, baïonnettes au canon. Les français fléchirent, puis se ressaisir, opposants leurs baïonnettes et tinrent leur position."

Billon : "Les Russes lancèrent dans cet espace une masse considérable de leurs réserves d'infanterie, dans le but de couper l'armée française.

Paulin : "Le général de division Desjardins, à pied, est atteint d'une balle dans la tête; en tournoyant, il balbutie un commandement et tombe raide mort ; le général de division Heudelet reçoit un biscaïen dans le ventre..."

Le 14e de ligne est brusquement entouré de toute part par l'ennemi, et massacré pratiquement sous les yeux de Napoléon, qui lui envoie Marbot. Augereau est blessé au bras et au visage et évacué : mais la blessure morale est plus grande !

Maintenant, 4.000 à 6.000 grenadiers russes s'enfoncent ainsi dans la brèche, jusqu'aux approches d'Eylau, sous le regard de Napoléon, dont ils s'approchent dangereusement.

Davidov : "L'un de nos bataillons, dans la chaleur de la poursuite, dépassa les positions ennemies, et apparu près de l'église, à quelques centaines de pas de Napoléon lui-même."

Las Cases : "(..) Il (l'empereur) se trouva presque heurté par une colonne de quatre à cinq milles Russes : l'Empereur était à pied, le prince de Neuchâtel fit aussitôt avancer les chevaux ; l'Empereur lui lance un regard de reproche, donne l'ordre de faire avancer un bataillon de sa garde, qui était assez loin en arrière, et demeure immobile, répétant plusieurs fois, à mesure que les Russes approchent : < Quelle audace ! Quelle audace ! > À la vue des grenadiers , les Russes s'arrêtèrent net."

Craignant pour l'empereur, sa cavalerie d'escorte se jette à l'assaut des russes, puis Dorsenne donne l'ordre aux grenadiers de la Garde de faire feu sur cette masse ennemie. Ceux-ci, craignant d'atteindre par erreur l'empereur, refusent et chargent à la baïonnette. Puis l'escadron de service charge les fantassins russes. Par ces actions combinées, ceux-ci sont anéantis jusqu'au dernier. C'est dans cette action que le général Dahlmann trouve la mort.

Davidov : "Ici se produisit un engagement tel qu'on n'en avait jamais vu auparavant (..) Pendant une heure et demie, on n'entendit plus ni les canons, ni les fusils, on ne percevait que le bruit indescriptible de milliers de braves combattants (..) les cadavres s'empilaient sur d'autres cadavres, les hommes tombaient les uns sur les autres par centaines, de sorte que tout ce coté du champ de bataille ressemblait au parapet d#une fortification soudainement érigée. Finalement, nous eûmes le dessus."

François : "L'Empereur (y) envoya un régiment de la Garde, commandé par le général Dorsenne, qui s'avança l'arme au bras; son aspect arrêta net la colonne russe."

Cependant, Bennigsen envoie sur le centre français, enfoncé par la charge de ses cavaliers, une colonne de 69 bataillons de fantassins, décidé à couper le dispositif français en deux. Napoléon, qui se tient dans le cimetière, voit cette marche approcher, qui ne tire pas un coup de feu. Il s'adresse à Murat : "Nous laisseras-tu dévorer par ces gens-là ?".

Parquin : "Murat, s'écria l'Empereur, prenez tout ce que vous avez sous la main de cavalerie (il y en avait à peu près soixante-dix escadrons dont vingt de la Garde Impériale sous les ordres du maréchal Bessières qui chargea à leur tête) et écrasez-moi cette colonne. L'ordre fut exécuté à l'instant."

De fait, Murat rassemble la réserve de cavalerie : 3.000 chasseurs et hussards, 7.000 dragons et 2.000 cuirassiers, au total 12.000 cavaliers, et se lance dans la bataille, afin de remplir le vide produit par la retraite des fantassins d'Augereau. La neige, cette fois-ci, favorise les français : les russes n'entendent pas immédiatement cette énorme charge, La cavalerie lourde, ayant derrière elle Bessières, transperce littéralement les lignes russes, qui n'ont pas eu le temps de se former en carré, et reçoivent les cavaliers français alors qu'ils sont encore en ordre de marche. Ceux-ci s'enfoncent jusqu'à Anklappen, où ils se heurtent aux dernières positions des russes, adossées aux bois. Ceux-ci, avec un énorme courage, se reforment derrière les cavaliers français dès que la cavaliers français les ont dépassés, alors que, réalisant leur mauvaise posture, ces derniers tentent de rebrousser chemin. C'est une nouvelle charge qu'il faut mener, en sens inverse. Une partie réussi à repasser dans les lignes ennemies, l'autre rejoint, en passant derrière les lignes russes, la gauche de l'armée française.
Davout : "Cette charge colossale et irrésistible, en désorganisant les masses ennemies, rétablissait le combat qui avait été un instant compromis au centre."

Coignet : "La charge fut tellement impétueuse que les grenadiers traversèrent complètement les lignes de l'armée russe, et allèrent se reformer derrière elle pour la percer une seconde fois et revenir à nous. Ils perdirent quelques hommes qui furent démontés, faits prisonniers et conduits à Königsberg; mais le gros des escadrons arriva prés de nous, en bon ordre, couvert de sang et de gloire."

Le colonel Lepic est l'un de ceux-là.

Marnier : "Deux escadrons du 1er régiment de grenadiers à cheval de la Garde, sous les ordres du colonel Lepic, avaient détruit par une charge à fond plusieurs lignes d'infanterie ; tout à coup ces deux escadrons se trouvèrent enveloppés d'un océan de neige qui ne permettait plus au colonel de reconnaître la position. Cerné de toute part et sommé de se rendre, le brave Lepic répondit au colonel russe : <Regardez ces figures là, font-elles mine de céder ?> Sa phrase à peine achever, il se précipita sur son adversaire et lui coupa la figure. Il n'y avait pas un moment à perdre : <Camarades, s'écria Lepic, il nous faut encore passer sur le ventre à deux lignes russes, puis nous iront, nous et notre aigle, retrouver le quartier général> Le régiment s'élance au cri de Vive l'Empereur ! Les Russes d'abord stupéfaits accourent de tous cotés en grand nombre pour s'opposer au mouvement audacieux des grenadiers. Mais, en dépit de leurs masses, ils sont culbutés, et Lepic, gravement atteint de plusieurs coups de baïonnettes, parvint à rejoindre l'Empereur suivi de son intrépide régiment."

Billon : "Je vis le superbe et colossal Lepic parti depuis quelques heures à la tête des grenadiers à cheval, exubérant de valeur, de force et d'audace, revenir du champ de bataille, ou il avait fait des prodiges, se présenter à l'Empereur presque tout dépouillé de ses vêtements, n'ayant plus qu'une botte, couvert de sang et de blessures."

12 heures

Cette charge de Murat annihile l'avantage que Bennigsen aurait pu tirer de l'enfoncement du corps d'Augereau. Les 4e et 7e divisions russes avaient en effet été utilisées pour poursuivre ce dernier. La 14e, depuis le début de la journée, prêtait main-forte à Bagovout, face à Davout, vers Serpallen, et combattait maintenant entre Klein-Sausgarten et Kreege Berg. Mais l'assaut de Murat a totalement démoralisé les lignes russes, les blessés fuyant déjà le champ de bataille.

Pendant ce temps, la division Saint-Hilaire a continué sa route, dans la bonne direction, elle, attaquant la 2e division d'Ostermann. Friant, avec la brigade Marulaz et la division Milhaud, s'est formé sur la droite de Morand, arrivée par Molwitten. Ensemble, ils passent à l'assaut de la ligne Klein-Sausgarten - Keege-Berg, tenue par Bagavout et Kamensky. Les combats sont intense, indécis, les villages changeant de main plusieurs fois de suite. Attaques et contre-attaques se succèdent.

Un moment, les français pensent emporter la décision, quand Kreege-Berg est enfin entre leurs mains. Mais le général Korff, à la tête de 20 escadrons se jette sur Morland et Saint-Hilaire, qui soutient ce dernier sur sa gauche. Morand doit reculer sur Serpallen, Saint-Hilaire sur la route de Bartenstein, où les dragons de Klein viennent lui porter secours. Une contre-attaque des français permet de reprendre Klein-Sausgarten et de rejeter les russes sur Anklappen. Friant et Gudin sont maintenant sur les arrières de Kriege-Berg, que les russes évacuent en catastrophe. Saint-Hilaire et Morand réoccupent les hauteurs, qu'ils vont conserver pour le reste de la journée. Y plaçant l'artillerie du IIIe corps, ils prennent, en enfilade, par derrière, des files entières de russes. Avec la division Gudin, à laquelle il ajoute toutes les troupes dont il peut disposer, Davout s'avance sur Anklappen.

L'armée de Bennigsen commence à se dissoudre. Les russes s'enfuient par Anklappen, Davout sur leurs talons. Les français atteignent même Kutschitten. La ligne russe se désagrège, incapable de résister plus longtemps. Dans l'angle dont le sommet est à Eylau, il n'y a que tués, blessés, démoralisés. La route de Domnau, vers la Russie, est menacée. Seule celle de Königsberg est encore ouverte, mais l'emprunter signifie risquer d'être rejeté à la mer, comme les prussiens à Lübeck.

Seule l'extension considérable de la droite française constitue encore un espoir, le seul...Cet espoir, il semble approcher du nord-ouest.

16 heures

Le petit corps prussien de Lestocq n'avait cessé de rétrograder depuis le 2 février, parcourant environ 150 kilomètres, sans parler des nombreux détours, par des routes gelées, et le plus souvent de nuit. Suivant les instructions de Bennigsen, Lestocq était arrivé, par Kanditten, à Orschen. Là, il avait trouvé la voie bloquée par les français, les russes retraitant sur Eylau. Il décide de continuer sur Hussehnen, où l'ordre arrive, dans la nuit du 7 au 8, de se hâter vers Althof et de rejoindre les russes pour la bataille. L'ordre de marche est donné vers 8 heures le matin du 8. Lestocq, après des escarmouches avec Ney, arrive à Althof, vers 1 heure l'après-midi, mais avec seulement 6.000 hommes. Ils les dirigent immédiatement vers la droite étendue des français, vers Anklappen et Kutschitten, où d'importantes troupes montrent que le village est occupé. Mais leur avance est stoppée par le flot de soldats russes retraitant sur Schmoditten.

Lestocq lance une attaque sur Kutschnitten, repousse les français, qui doivent évacuer Anklappen.

Davout : "Le général Lestocq, échappant à Ney, arrivait sur le champ de bataille, sur les derrières de l'armée de Bennigsen, avec 10,000 Prussiens, et se joignant à une colonne russe, se portait avec fureur sue le maréchal Davout, qui n’avait cessé de gagner du terrain depuis le matin et avait atteint Klein-Sausgarten, même Kuschitten, presque sur les derrières de l'ennemi."

Davout, conduisant lui-même les divisions Friant et Gudin, tient tête à ce nouvel assaut, avec ténacité, sans avancer ni reculer.

17 heures

Mais Lestocq a à ses trousses les 8.000 hommes de Ney qui, à la nuit tombante, arrive sur le champ de bataille, menaçant Schloditten. Cela redonne du courage à Davout, qui repart à l'assaut d'Anklappen et Kuschnitten

Davout : "Ney, courant toujours après les Prussiens de Lestocq, arrivait enfin à son tour sur le champ de bataille par Schmoditten, prenant l’ennemi dans son flanc droit et sur ses derrières. Dès lors les Russes, impuissants au centre sur Eylau, se voyaient exposés a être pris comme dans étau, d’un côté par Davout qui les serrait de près avec une opiniâtreté héroïque, de l’autre côté par Ney qui arrivait sur eux."

Parquin : "Vers quatre heures du soir, à la nuit tombante, nous entendîmes gronder le canon sur notre gauche. C'était le maréchal Ney, avec le VIe corps, qui entrait en ligne de bataille, chassant devant lui le corps prussien commandé par le général Lestocq, corps qui occupait l'extrême droite de l'armée ennemie et qui ne parut que pour être témoin de la perte de la bataille."

Plaige : "Enfin l'arrivée du VIe corps d'armée (Ney) força l'ennemi à nous abandonner le champ de bataille qui était de part et d'autre encombré de morts, de mourants et de blessés."

22 heures

Les combats ont cessé. Ney s'étant retiré sur Althof, les russes réoccupent Schloditten sans opposition.

Coignet : "Nous ne perdîmes pas le champ de bataille, mais nous ne le gagnâmes pas, et le soir, l'empereur nous ramena à la même position que nous occupions la veille."

Barrès : "Vers la fin du jour, ils nous cédèrent le terrain et se retirèrent en assez bon ordre, loin de la portée de nos canons. Une fois leur retraite bien constatée, nous fûmes reprendre notre position du matin, bien cruellement décimés et douloureusement affectés de la mort de tant de braves."

Guyot : ".. L'on ne s'est séparé qu'à la nuit sans perdre de terrain de part et d'autre."

23 heures

Conseil de guerre chez les russes. Bennigsen informe ses généraux qu'il est décidé à retraiter sur Königsberg, avant qu'il ne soit trop tard. Il n' a plus ni nourriture, ni munitions, il n'y a donc pas d'autre issue. Knorring et Osterman offrent de reprendre les combats. Lestocq, appelé au conseil, alors qu'il se prépare à un troisième assaut contre Davout, renchérit dans ce sens.. Mais Bennigsen insiste, il sait qu'il a perdu au moins 20.000 hommes. Puis, épuisé par 36 heures sans sommeil, il s'en va dormir au milieu de son armée détruite.

A peu près à la même heure, Napoléon et Soult confèrent dans une maison transformée en hôpital de campagne, où Larrey, insensible au froid, opère sans relâche. Une table est promptement débarrassée, sur laquelle les cartes sont étalées, éclairées de bougies. Bientôt, Berthier et Murat sont présents. Les quatre hommes confèrent et rapidement décident qu'au moins, le lendemain, l'on se maintiendra sur le champ de bataille. Au moment où Soult remonte à cheval pour rejoindre son corps d'armée, Napoléon lui lance : "Maréchal, les russes nous ont fait beaucoup de mal ! ". Ce à quoi Soult répond : "Et nous aussi ! Nos boulets ne sont pas en coton !"

Minuit

Les russes commencent leur retraite, vers Könisgsberg, par Mühlhausen. A deux heures du matin, ils sont suivis des prussiens, qui prennent la direction de Domnau et Friedland.

Pouget : "Après des prodiges de valeur et une perte immense de part et d'autre, l'ennemi se retire sur Königsberg, nous laissant maître du terrain."

Pasquier : "Davout, qui bivouaquait avec le corps le plus avancé, a raconté, qu'au moment ou il allait commencer son mouvement rétrograde, un officier arriva des avants-postes pour le prévenir qu'on entendait un bruit très marqué dans le bivouac de l'ennemi. S'étant alors transporté le plus près possible du bruit, et ayant mis l'oreille enterre, il reconnut distinctement la marche des canons et des caissons et, comme le retentissement allait en s'éloignant, il ne douta plus que l'ennemi fût en pleine retraite. En ayant fait avertir l'Empereur, celui-ci ordonna aussitôt de garder les positions et de fut ainsi que le champ de bataille resta décidément à l'armée française."





A MES FRERES DU 14e DE LIGNE DONT MON FRERE FAISAIT PARTIT

Telle était la jument que je montais à Eylau, au moment où les débris du corps d'armée du maréchal Augereau, écrasés par une grêle de mitraille et de boulets, cherchaient à se réunir auprès du grand cimetière. Vous devez vous souvenir que le 14e de ligne était resté seul sur un monticule qu'il ne devait quitter que par ordre de l'Empereur. La neige ayant cessé momentanément, on aperçut cet intrépide régiment qui, entouré par l'ennemi, agitait son aigle en l'air pour prouver qu'il tenait toujours et demandait du secours. L'Empereur, touché du magnanime dévouement de ces braves gens, résolut d'essayer de les sauver en ordonnant au maréchal Augereau d'envoyer vers eux un officier chargé de leur dire de quitter le monticule, de former un petit carré et de se diriger vers nous, tandis qu'une brigade de cavalerie marcherait à leur rencontre pour seconder leurs efforts.

C'était avant la grande charge faite par Murat ; il était presque impossible d'exécuter la volonté de l'Empereur, parce qu'une nuée de cosaques nous séparant du 14e de ligne, il devenait évident que l'officier qu'on allait envoyer vers ce malheureux régiment serait tué ou pris avant d'arriver jusqu'à lui.

Il était d'usage, dans l'armée impériale, que les aides de camp se plaçassent en file à quelques pas de leur général, et que celui qui se trouvait en tête marchât le premier, puis vint se placer à la queue lorsqu'il avait rempli sa mission, afin que, chacun portant un ordre à son tour, les dangers fussent également partagés. Un brave capitaine du génie, nommé Froissard, qui, bien que n'étant pas aide de camp, était attaché au maréchal, fut chargé de porter l'ordre au 14e. M. Froissard partit au galop nous le perdîmes de vue au milieu des cosaques, et jamais nous ne le revîmes ni sûmes ce qu'il était devenu. Le maréchal. voyant que le 14e de ligne ne bougeait pas, envoya un officier nommé David ; il eut le même sort que Froissard. Il est probable que tous les deux, ayant été tués et dépouillés, ne purent être reconnus au milieu des nombreux cadavres dont le sol était couvert. Pour la troisième fois, le maréchal appelle : " L'officier à marcher !" C'était mon tour !

En voyant approcher le fils de son ancien ami, et j'ose le dire, son aide de camp de prédilection, la figure du bon maréchal fut émue, ses yeux se remplirent de larmes, car il ne pouvait se dissimuler qu'il m'envoyait à une mort presque certaine ; mais il fallait obéir à l'Empereur, j'étais soldat, on ne pouvait faire marcher un de mes camarades à ma place, et je ne l'eusse pas souffert : c'eût été me déshonorer. Je m'élançai donc ! Mais, tout en faisant le sacrifice de ma vie, je crus devoir prendre les précautions nécessaires pour la sauver. J'avais remarqué que les deux officiers partis avant moi avaient mis le sabre à la main, ce qui me portait à croire qu'ils avaient le projet de se défendre contre les cosaques qui les attaqueraient pendant le trajet, défense irréfléchie selon moi, puisqu'elle les avait forcés à s'arrêter pour combattre une multitude d'ennemis qui avaient fini par les accabler. Je m'y pris donc autrement, et laissant mon sabre au fourreau, je me considérai comme un cavalier qui, voulant gagner un prix de course, se dirige le plus rapidement possible et par la ligne la plus courte vers le but indiqué, sans se préoccuper de ce qu'il y a, ni à droite ni à gauche, sur son chemin. Or, mon but étant le monticule occupé par le 14e de ligne, je résolus de m'y rendre sans faire attention aux cosaques, que j'annulai par la pensée.

Ce système me réussit parfaitement. Lisette, plus légère qu'une hirondelle, et volant plus qu'elle ne courait, dévorait l'espace, franchissant les monceaux de cadavres d'hommes et de chevaux, les fossés, les affûts brisés, ainsi que les feux mal éteints des bivouacs. Des milliers de cosaques éparpillés couvraient la plaine. Les premiers qui m'aperçurent firent comme des chasseurs dans une traque, lorsque, voyant un lièvre, ils s'annoncent mutuellement sa présence par les cris : "A vous ! à vous !" Mais aucun de ces cosaques n'essaya de m'arrêter, d'abord à cause de l'extrême rapidité de ma course, et probablement aussi parce qu'étant en très grand nombre, chacun d'eux pensait que je ne pourrais éviter ses camarades placés plus loin. Si bien que j'échappai à tous et parvins au 14e de ligne, sans que moi ni mon excellente jument eussions reçu la moindre égratignure.

Je trouvai le 14e formé en carré sur le haut du monticule mais comme les pentes de terrain étaient fort douces, la cavalerie ennemie avait pu exécuter plusieurs charges contre le régiment français, qui, les ayant vigoureusement repoussées, était entouré par un cercle de cadavres de chevaux et de dragons russes, formant une espèce de rempart, qui rendait désormais la position presque inaccessible à la cavalerie, car, malgré l'aide de nos fantassins, j'eus beaucoup de peine à passer par-dessus ce sanglant et affreux retranchement. J'étais enfin dans le carré ! Depuis la mort du colonel Savary, tué au passage de l'Ukra, le 14e était commandé par un chef de bataillon. Lorsque, au milieu d'une grêle de boulets, je transmis à ce militaire l'ordre de quitter sa position pour tâcher de rejoindre le corps d'armée, il me fit observer que l'artillerie ennemie, tirant depuis une heure sur le 14e lui avait fait éprouver de telles pertes que la poignée de soldats qui lui restait serait infailliblement exterminée si elle descendait en plaine qu'il n'aurait d'ailleurs pas le temps de préparer l'exécution de ce mouvement, puisqu'une colonne d'infanterie russe, marchant sur lui, n'était plus qu'à cent pas de nous.

Je ne vois aucun moyen de sauver le régiment" dit le chef de bataillon, "Retournez vers l'Empereur, faites-lui les adieux du 14e de ligne qui a fidèlement exécuté ses ordres, et portez-lui l'aigle qu'il nous avait donnée et que nous ne pouvons plus défendre, il serait trop pénible en mourant de la voir tomber aux mains des ennemis". Le commandant me remit alors son aigle, que les soldats, glorieux débris de cet intrépide régiment, saluèrent pour la dernière fois des cris de "Vive l'Empereur", eux qui allaient mourir pour lui. C'était le "Caesar, morituri te salutant" de Tacite mais ce cri était ici poussé par des héros.

Les aigles d'infanterie étaient fort lourdes, et leur poids se trouvait augmenté d'une grande et forte hampe en bois de chêne, au sommet de laquelle on la fixait. La longueur de cette hampe m'embarrassait beaucoup, et comme ce bâton, dépourvu de son aigle, ne pouvait constituer un trophée pour les ennemis, je résolus, avec l'assentiment du commandant, de la briser pour n'emporter que l'aigle mais au moment où, du haut de ma selle, je me penchais le corps en avant pour avoir plus de force pour arriver à séparer l'aigle de la hampe, un des nombreux boulets que nous lançaient les Russes traversa la corne de derrière de mon chapeau à quelques lignes de ma tête. La commotion fut d'autant plus terrible que mon chapeau, étant retenu par une forte courroie de cuir fixée sous le menton, offrait plus de résistance au coup. Je fus comme anéanti, mais ne tombai pas de cheval. Le sang me coulait par le nez, les oreilles et même par les yeux néanmoins j'entendais encore, je voyais, je comprenais et conservais toutes mes facultés intellectuelles, bien que mes membres fussent paralysés au point qu'il m'était impossible de remuer un seul doigt.

Cependant, la colonne d'infanterie russe que nous venions d'apercevoir abordait le monticule ; c'étaient des grenadiers, dont les bonnets garnis de métal avaient la forme de mitres. Ces hommes, gorgés d'eau-de-vie, et en nombre infiniment supérieur, se jetèrent avec furie sur les faibles débris de l'infortuné 14e, dont les soldats ne vivaient, depuis quelques jours, que de pommes de terre et de neige fondue ; encore, ce jour-là, n'avaient-ils pas eu le temps de préparer ce misérable repas. Néanmoins nos braves Français se défendirent vaillamment avec leurs baïonnettes, et lorsque le carré eut été enfoncé, ils se groupèrent en plusieurs pelotons et soutinrent fort longtemps ce combat disproportionné.

Durant cette affreuse mêlée, plusieurs des nôtres, afin de n'être pas frappés par derrière, s'adossèrent aux flancs de ma jument, qui, contrairement à ses habitudes, restait fort impassible. Si j'eusse pu remuer, je l'aurais portée en avant pour l'éloigner de ce champ de carnage ; mais il m'était absolument impossible de serrer les jambes pour faire comprendre ma volonté à ma monture. Ma position était d'autant plus affreuse que, ainsi que je l'ai dit, j'avais conservé la faculté de voir et de penser... Non seulement on se battait autour de moi, ce qui m'exposait aux coups de baïonnette, mais un officier russe, à la figure atroce, faisait de constants efforts pour me percer de son épée, et comme la foule des combattants l'empêchait de me joindre, il me désignait du geste aux soldats qui l'environnaient et qui, me prenant pour le chef des Français, parce que j'étais seul à cheval, tiraient sur moi par-dessus la tête de leurs camarades, de sorte que de très nombreuses balles sifflaient constamment à mes oreilles. L'une d'elles m'eût certainement ôté le peu de vie qui me restait, lorsqu'un incident terrible vint m'éloigner de cette affreuse mêlée.

Parmi les Français qui s'étaient adossés au flanc gauche de ma jument, se trouvait un fourrier que je connaissais pour l'avoir vu souvent chez le maréchal dont il copiait les états de situation. Cet homme, attaqué et blessé par plusieurs grenadiers ennemis, tomba sous le ventre de Lisette et saisissait ma jambe pour tâcher de se relever, lorsqu'un grenadier russe, dont l'ivresse rendait les pas fort incertains, ayant voulu l'achever en lui perçant la poitrine, perdit l'équilibre, et la pointe de sa baïonnette mal dirigé vint s'égarer dans mon manteau gonflé par le vent. Le Russe, voyant que je ne tombais pas, laissa le fourrier pour me porter une infinité de coups d'abord inutiles, mais dont l'un, m'atteignant enfin, traversa mon bras gauche, dont je sentis avec un plaisir affreux couler le sang tout chaud... Le grenadier russe, redoublant de fureur, me portait encore un coup, lorsque la force qu'il y mit le faisant trébucher, sa baïonnette s'enfonça dans la cuisse de ma jument, qui, rendue par la douleur à ses instincts féroces, se précipita sur le Russe et d'une seule bouchée lui arracha avec ses dents le nez, les lèvres, les paupières, ainsi que toute la peau du visage, et en fit une " tête de mort vivante" et toute rouge... C’était horrible a voir. Puis se jetant avec furie au milieu des combattants, Lisette, ruant et mordant, renverse tout ce qu’elle rencontre sur son passage. L'officier ennemi qui avait si souvent essayé de me frapper, ayant voulu l'arrêter par la bride, elle le saisit par le ventre, et l'enlevant avec facilité, elle l'emporta hors de la mêlée, au bas du monticule, où, après lui avoir arraché les entrailles à coups de dents et broyé le corps sous ses pieds, elle le laissa mourant sur la neige. Reprenant ensuite le chemin par lequel elle était venue, elle se dirigea au triple galop vers le cimetière d'Eylau. Grâce à la selle à la hussarde dans laquelle j'étais assis, je me maintins à cheval, mais un nouveau danger m'attendait.

La neige venait de recommencer à tomber, et de gros flocons obscurcissaient le jour lorsque, arrivé prés d'Eylau, je me trouvai en face d'un bataillon de la vieille garde, qui ne pouvant distinguer au loin, me prit pour un officier ennemi conduisant une charge de cavalerie. Aussitôt le bataillon entier fit feu sur moi... Mon manteau et ma selle furent criblés de balles, mais je ne fus point blessé, non plus que ma jument, qui, continuant sa course rapide, traversa les trois rangs du bataillon avec la même facilité qu'une couleuvre traverse une haie… Mais ce dernier élan ayant épuisé les forces de Lisette, qui perdait beaucoup de sang car une des grosses veines de sa cuisse avait été coupée, cette pauvre bête s'affaissa tout à coup et tomba d'un côté en me faisant rouler de l'autre.

Étendu sur la neige parmi des tas de morts et de mourants, ne pouvant me mouvoir d'aucune façon, je perdis insensiblement et sans douleur le sentiment de moi-même. Il me sembla qu'on me berçait doucement... Enfin, je m'évanouis complètement sans être ranimé par le grand fracas que les quatre-vingt dix escadrons de Murat allant à la charge firent en passant auprès de moi et peut-être sur moi. J'estime que mon évanouissement dura quatre heures, et lorsque je repris mes sens, voici l'horrible position dans laquelle je me trouvais : j'étais complètement nu, n'ayant plus que mon chapeau et ma botte droite. Un soldat du train, me croyant mort, m'avait dépouillé selon l'usage, et voulant m'arracher la seule botte qui me restât, me tirait par une jambe, en m'appuyant un de ses pieds sur le ventre. Les fortes secousses que cet homme me donnait m'ayant sans doute ranimé, je parvins à soulever le haut du corps et à rendre des caillots de sang qui obstruaient mon gosier. La commotion produite par le vent du boulet avait amené une ecchymose si considérable que j'avais la figure, les épaules et la poitrine noires, tandis que le sang sorti de ma blessure au bras rougissait les autres parties de mon corps... Mon chapeau et mes cheveux étaient remplis d'une neige ensanglantée, je roulais des yeux hagards et devais être horrible à voir. Aussi le soldat du train détourna la tête et s'éloigna avec mes effets, sans qu'il me fût possible de lui adresser une seule parole, tant mon état de prostration était grand. Mais j'avais repris mes facultés mentales, et mes pensées se portèrent vers Dieu et vers ma mère.

Le soleil, en se couchant, jeta quelques faibles rayons à travers les nuages, je lui fis des adieux que je crus bien être les derniers... Si du moins, me disais-je, on ne m'eût pas dépouillé, quelqu'un des nombreux individus qui passent auprès de moi, remarquant les tresses d'or dont ma pelisse est couverte, reconnaîtrait que je suis aide de camp d'un maréchal et me ferait peut-être transporter à l'ambulance mais en me voyant nu, on me confond avec les nombreux cadavres dont je suis entouré ; bientôt, en effet, il n'y aura plus aucune différence entre eux et moi. Je ne puis appeler à mon aide, et la nuit qui s'approche va m'ôter tout espoir d'être secouru. Le froid augmente, pourrai-je le supporter jusqu'à demain, quand déjà je sens se raidir mes membres nus ? Je m'attendais donc à mourir, car si un miracle m'avait sauvé au milieu de l'affreuse mêlée des Russes et du 14e, pouvais-je espérer qu'un autre miracle me tirerait de l'horrible position dans laquelle je me trouvais ? Ce second miracle eut lieu, et voici comment...

Le maréchal Augereau avait un valet de chambre nommé Pierre Dannel, garçon très intelligent, très dévoué, mais un peu raisonneur. Or, il était arrivé, pendant notre séjour à La Houssaye, que Dannel ayant mal répondu à son maître, celui-ci le renvoya. Dannel, désolé, me supplia d'intercéder pour lui. Je le fis avec tant de zèle que je parvins à le faire rentrer en grâce auprès du maréchal. Depuis ce moment, le valet de chambre m'avait voué un grand attachement. Cet homme, qui avait laissé à Landsberg tous les équipages, en était parti de son chef, le jour de la bataille, pour apporter à son maître des vivres qu'il avait placés dans un fourgon très léger, passant partout et contenant les objets dont le maréchal se servait le plus souvent. Ce petit fourgon était conduit par un soldat ayant servi dans la compagnie du train à laquelle appartenait le soldat qui venait de me dépouiller. Celui-ci, muni de mes effets, passait auprès du fourgon stationné à côté du cimetière. Lorsque, ayant reconnu le postillon, son ancien camarade, il l'accosta pour lui montrer le brillant butin qu'il venait de recueillir sur un mort.

Or, il faut que vous sachiez que pendant notre séjour dans les cantonnements de la Vistule, le maréchal ayant envoyé Dannel chercher des provisions à Varsovie, je l'avais chargé de faire ôter de ma pelisse la fourrure d'astrakan noir dont elle était garnie, pour la faire remplacer par de l'astrakan gris, nouvellement adopté par les aides de camp du prince Berthier, qui donnaient la mode dans l'armée. J'étais encore le seul officier du maréchal Augereau qui eût de l'astrakan gris. Dannel, présent à l'étalage que faisait le soldat du train, reconnut facilement ma pelisse, ce qui l'engagea à regarder plus attentivement les autres effets du prétendu mort, parmi lesquels il trouva ma montre, marquée au chiffre de mon père, à qui elle avait appartenu. Le valet de chambre ne douta plus que je ne fusse tué, et tout en déplorant ma perte, il voulut me voir pour la dernière fois, et se faisant conduire par le soldat du train, il me trouva vivant.

La joie de ce brave homme, auquel je dus certainement la vie, fut extrême il s'empressa de faire venir mon domestique, quelques ordonnances, et de me faire transporter dans une grange, où il me frotta le corps avec du rhum, pendant qu'on cherchait le docteur Raymond, qui arriva enfin, pansa ma blessure du bras, et déclara que l'expansion du sang qu'elle avait produite me sauverait.

Bientôt, je fus entouré par mon frère et mes camarades. On donna quelque chose au soldat du train qui avait pris mes habits, qu'il rendit de fort bonne grâce mais comme ils étaient imprégnés d'eau et de sang, le maréchal Augereau me fit envelopper dans des effets à lui. L'Empereur avait autorisé le maréchal à se rendre à Landsberg, mais sa blessure l'empêchant de monter à cheval, ses aides de camp s'étaient procuré un traîneau sur lequel était placée une caisse de cabriolet. Le maréchal, qui ne pouvait se résoudre à m'abandonner, m'y fit attacher auprès de lui, car j'étais trop faible pour me tenir assis.

Avant qu'on me relevât du champ de bataille, j'avais vu ma pauvre Lisette auprès de moi. Le froid, en coagulant le sang de sa plaie, en avait arrêté la trop grande émission. La bête s'était remise sur ses jambes et mangeait la paille dont les soldats s'étaient servis pour leurs bivouacs la nuit précédente. Mon domestique, qui aimait beaucoup Lisette, l'ayant aperçue lorsqu'il aidait à me transporter, retourna la chercher, et découpant en bandes la chemise et la capote d'un soldat mort, il s'en servit pour envelopper la cuisse de la pauvre jument, qu'il mit ainsi en état de marcher jusqu'à Landsberg. Le commandant de la petite garnison de cette place ayant eu l'attention de faire préparer des logements pour les blessés, l'état-major fut placé dans une grande et bonne auberge, de sorte qu'au lieu de passer la nuit sans secours, étendu tout nu sur la neige, je fus couché sur un bon lit et environné des soins de mon frère, de mes camarades et du bon docteur Raymond. Celui-ci avait été obligé de couper la botte que le soldat du train n'avait pu m'ôter, et qu'il fut encore difficile de me retirer tant mon pied était gonflé. Vous verrez plus loin que cela faillit me coûter une jambe et peut-être la vie.

Nous passâmes trente-six heures à Landsberg. Ce repos, les bons soins qu'on prit de moi, me rendirent l'usage de la parole et des membres, et lorsque le surlendemain de la bataille le maréchal Augereau se mit en route pour Varsovie, je pus, quoique bien faible, être transporté dans le traîneau. Notre voyage dura huit jours, parce que l'état-major allait à petites journées avec ses chevaux. Je reprenais peu à peu mes forces mais, à mesure qu'elles revenaient, je sentais un froid glacial à mon pied droit. Arrivé à Varsovie, je fus logé dans l'hôtel réservé pour le maréchal, ce qui me fut d'autant plus favorable que je ne pouvais quitter le lit. Cependant la blessure de mon bras allait bien, le sang extravasé sur mon corps par suite de la commotion du boulet commençait à se résoudre, ma peau reprenait sa couleur naturelle le docteur ne savait à quoi attribuer l'impossibilité dans laquelle j'étais de me lever, et m'entendant me plaindre de ma jambe, il voulut la visiter, et qu'aperçut-il ? Mon pied était gangrené. Un accident remontant à mes premières années était la cause du nouveau malheur qui me frappait. J'avais eu, à Sorèze, le pied droit percé par le fleuret démoucheté d'un camarade avec lequel je faisais des armes. Il paraîtrait que les muscles, devenus sensibles, avaient beaucoup souffert du froid pendant que je gisais évanoui sur le champ de bataille d'Eylau : il en était résulté un gonflement qui explique la difficulté qu'avait eue le soldat du train à m'arracher la botte droite. Le pied était gelé, et n'ayant pas été soigné à temps, la gangrène s'était déclarée sur l'ancienne blessure provenant du coup de fleuret : elle était couverte d'une escarre large comme une pièce de cinq francs... Le docteur pâlit en voyant mon pied puis, me faisant tenir par quatre domestiques et s'armant d'un bistouri, il enleva l'escarre et creusa dans mon pied pour extirper les chairs mortes, absolument comme on cure les parties gâtées d'une pomme.

Je souffris beaucoup, cependant ce fut sans me plaindre mais il n'en fut pas de même lorsque le bistouri, arrivé à la chair vive, eut mis à découvert les muscles et les os dont on apercevait les mouvements ! Le docteur, montant sur une chaise, trempa une éponge dans du vin chaud sucré, qu'il fit tomber goutte à goutte dans le trou qu'il venait de creuser dans mon pied. La douleur devint intolérable. Je dus néanmoins, pendant huit jours, subir soir et matin cet affreux supplice mais ma jambe fut sauvée…

Aujourd'hui où l'on est si prodigue d'avancement et de décorations, on accorderait certainement une récompense à un officier qui braverait les dangers que je courus en me rendant vers le 14e de ligne mais, sous l’Empire, on considéra ce trait de dévouement comme si naturel qu'on ne me donna pas la croix, et qu'il ne me vint même pas à la pensée de la demander.

Voila ces textes tirés de mémoires !
Avatar de l’utilisateur
vétéran Nansouty (Mat. 965)
Sous-Lieutenant
Français
 
Message(s) : 70
Inscription : Dim Jan 28, 2007 6:24 pm
fiche

Retour vers Chroniques de la Campagne de Russie

Qui est en ligne ?

Utilisateur(s) parcourant ce forum : Aucun utilisateur inscrit et 12 invité(s)