par Jean Bailly » Lun Juin 28, 2021 2:43 pm
La première ligne...
Le roux de la barbe de plusieurs jours ne laissait aucune illusion quant à mes origines. Les tâches de rousseur disparaissaient derrière mes écharpes et mes meurtrissures du froid qui burinaient une peau laiteuse et qui avait connu les chaleurs de la péninsule ibérique. Les Irlandais avaient afflués par centaines, par milliers lorsque l'Empire Britannique commença son interférence sur le continent. Tuer un soldat portant l'uniforme rouge ? Il n'y avait eu aucune hésitation, nous volontaires ayant tout donné pour prendre le bateau et traverser la Manche pour rejoindre les troupes de l'Empereur. Et c'est la Gendarmerie Impériale qui nous avait acceptés afin d'épauler l'action des bannières impériales face aux britanniques et terribles assauts d'une guérilla au Portugal et en Espagne.
La première ligne...
Le vieux colonel avait sa réputation, le bouclier de la 35e Légion, voilà son surnom d'antan... Et alors qu'il était rappelé en Russie, il avait personnellement demandé que ses Irlandais lui soient transférés d'un enfer à un autre. Tuer du Russe ? Bien entendu, il fallait rapidement gagner cette guerre afin de retourner vers l'Ouest et battre les britanniques... tout était bon pour tuer les britanniques... enfants de malheur.
La première ligne...
Le vieux colonel se tenait, aidé de sa canne, debout aux côtés de l'officier Gendarme O'Leary. Comme à l'accoutumé, il pointait du doigt, bras tendu, comme pour partager le point de vue à tous, et ainsi pour indiquer les mouvements ennemis et que la Grande Armée pourrait entamer et un petit instant il se tourna vers nous. Rapidement, le regard en coin, nous bombions le torse et redressions la tête fiers bien que le vent s'immisçait un instant par chaque interstice au niveau du cou ou des manteaux humides de cette neige tenace, bien que de plus en plus fondue et moins collante. Nous avions nos ordres apparemment.
L'officier Eoin O'Leary hurla en Gaelique qu'on se positionne à quelques mètres en avant en première ligne.
La première ligne...
L'ennemi avançait sur le plateau et alors que la Grande Armée s'organisait à l'arrière, il était du devoir de la Gendarmerie Impériale de ralentir celui-ci.
Là, à gauche, le vieux colonel et les seuls grenadiers de la 35e Légion en Russie du 1169e. Ici sur la droite, les vétérans du Grand Prévôt, l'officier Gendarme Juan Arranda se tenant auprès de ses soldats, et du porte étendard, l'allure farouche et derrière le 1170e près à prendre la relève, l'officier Gendarme Duval demandant aux Gendarmes de garder la poudre au sec, la journée allait être chargée. Nous étions bien entourés, les chevau-légers et les voltigeurs du bataillon du vieux colonel se cachaient derrière le versant de la colline auprès du gros des troupes rabibochant les lignes.
La première ligne...
Je regardais mes compagnons, nous avions troqué nos uniformes verts de la Légion Irlandais pour les manteaux bleu foncé . Nos bicornes portaient exceptionnellement un plumeau vert et or et le vieux colonel avait accepté que nous arborions les couleurs de notre Légion, un étendard vert, aux harpes or entourant le drapeau de la France en son centre. Nous étions près de 200 en ce jour, prêts à tenir la première ligne aussi longtemps qu'il le faudrait.
La première ligne... vile première ligne...
Les Russes attaquèrent à l'aube. Le sol trembla tandis que les cuirassiers de l'Armée du Tsar chargeaient.
Le cri d'O'Leary de serrer les rangs et de préparer une riposte se perdit dans le vacarme qui s'avançait rapidement vers eux. Nous distinguions déjà les orbites des chevaux haletant alors qu'un officier courut devant nous sabre au clair pour nous donner l'instruction d'en joue. Celui-ci se retourna vers la charge, presque seul devant nous et ordonna de faire feu.
La charge fut dévastatrice et après avoir bousculé, elle piétina. Nous avions seulement eu le temps de taillader les pauvres montures... et Dieu sait que nous aimons les chevaux... que l'ennemi repartait déjà. L'officier courageux gisait sur le sol, un arc de cercle immense écarlate autour de lui.
C'est alors que le feu de l'ennemi s'abattit sur nous. Le genou à terre, notre posture irrégulière, ne limita que partiellement les pertes néanmoins. Après quelques minutes seulement, nous comptions près de 60 morts et une quarantaine de blessés peut être. Je vois encore le regard de l'officier Gendarme O'Leary... je pense que nous payerons tous le prix de ces visions d'horreur en Russie... O'Leary demanda à un gendarme de saisir l'étendard à terre et de le brandir au milieu des Irlandais se rassemblant en un groupe clairsemé et embourbé dans une situation où il faut tenir le rang et aussi aider les confrères hurlant de douleur. L'officier regardait la masse de pertes et ordonna à une vingtaine de soldats de s'occuper au mieux des blessés tandis que des gendarmes du 1170e arrivaient en courant pour les épauler, horrifiés par le nombre de morts en si peu de temps.
La première ligne... fiel nauséabond...
Les jeunes Russes de l'armée tsariste laissèrent une longue heure aux Irlandais pour évacuer ce qu'il pouvait du champ de bataille. Le vieux colonel avait donné l'ordre de se retirer tandis que le 1169e prendrait sa place, mais O'Leary avait jugé qu'il aurait le temps d'évacuer suffisamment des siens avant qu'il ne faille reculer. Il avait sûrement raison, nous aurions tous décidé ainsi. Les volées à bout portant occasionnèrent une trentaine de pertes supplémentaires et Eoin ne put nous retenir, laissant les nôtres aux soins de nos confrères gendarmes du 1170e.
Ma barbe rousse et mon manteau étaient humides. Je passais ma main pour me débarbouiller le visage et ce n'est qu'alors que je compris que nous étions tous recouverts du sang des nôtres... Une vue terrible que notre étendard entaché ainsi et virant au marron foncé.
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Les Irlandais avaient fait preuve de grand courage et le 1169e avait déjà subi les affres de la bataille, les pertes étaient très importantes déjà, en seulement deux jours. La ligne tenait bon néanmoins, les étendards de la 35e Légion flottaient en première ligne.
L’officier gendarme O’Leary courbait l’échine devant le repli de ses derniers soldats, le vieux Colonel semblait tout aussi meurtri de cette scène. Puis vint notre tour, et ainsi j’ordonnais aux gendarmes du 1170e de prendre la place des Irlandais. La moitié des effectifs aidaient à l’évacuation des blessés, le champ de bataille était parsemé de plumeaux verts et ors.
Pas très loin, les voltigeurs de l’officier gendarme Travers prirent le relais pour faire descendre de cette colline écarlate les blessés et les corps, juste enveloppés de leurs manteaux trempés.
Les chevau-légers chargeaient constamment l’ennemi. Tantôt l’infanterie de ligne, tantôt les canons Russes, les lanciers semblaient épuisés, mais continuaient dans le devoir avec toute certitude de l’importance de la situation. Les grenadiers du 1169e subissaient un tonnerre de feu et bientôt mes gars en prenaient plein la panse.
Le vieux colonel avait lui-même pris position auprès de ses grenadiers tandis que Travers s’occupait d’orienter les renforts et soigner les blessés… un vrai campement de fortune au bas de la colline où les voltigeurs essayaient de remettre sur pied les gendarmes meurtris.
Après six longs jours en première ligne, les gendarmes du 1169e avaient subi la foudre. La neige et l’herbe brûlée par le froid de l’Hiver étaient marquées du sang de nos confrères. Mon adjudant avait compté quelques 166 morts et 199 blessés pour le 1169e et pour l’ensemble du bataillon du vieux colonel proche de 300 morts et 400 blessés… Dés lors que le vieux colonel prit un coup de sabre au bras droit, protégeant son flanc de sa canne en bois, se brisant sous le coup, que le 1169e se replia.
Le 1170e est toujours en première ligne, nous tiendrons aussi longtemps qu’il le faudra.
Le vieux colonel envoie une missive au Grand Prévôt.
Colonel Jean Bailly
IIe Bataillon de Gendarmerie Impériale
"Valeur et Discipline"