Sur la boucle de la rivière Tchirskaïa

Racontez vos histoires autour d'un verre sous la tente...

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Sur la boucle de la rivière Tchirskaïa

Message par Francois Marie Hobé » Dim Mars 02, 2008 11:21 am

Amis lecteurs, cette chronique est parue sur le forum de la Gendarmerie Impériale. Je l'ai reprise pour la donner intégralement ici. Elle relate des évènement qui se sont déroulées dans le secteur sud du front, là où la rivière fait une boucle appelée "le nez" et que nous avons rebaptisé ici, rivière Tchirskaïa, comme l'appèlent les paysans russes du secteur. Si elle vous semble un peu longue, rien ne vous empèche d'en faire un copier-coller...
Bonne lecture à vous !

- Prélude -

Il y eut un long gémissement, un bruit de table qu'on renversait et une bordée d'injures.
- « Gast ! Si vous arrêtiez de bouger un peu, mon adjudant, je pourrais vous extraire ces fragments de dents cassées plus vite et vous n'auriez pas tant à souffrir ! »
- « Toull ma revr ! Et vous croyez fans doute que ve m'amuve fur votre fauteuil, Docteur ! » reprit pour se défendre le belliqueux sous-officier.
- « Penn dotu ! Breton de malheur ! Vous n'écoutez rien ni personne, vous n'en faites qu'à votre tête ! Ce coup de crosse qui vous a brisé 5 dents, vous êtes bien allé le cherché quelque part, non ?? »
Hobé reprit une rasade d'alcool de grain, c'était à peu près la seule chose positive qu'il avait reçu des russes depuis son arrivée sur le front. Il fit un long gargarisme et crachat dans la cuvette en grimaçant, un long filet de sang mêlé d'alcool.
- « Maudits ruffes ! « Prokhlatié », comme divent fes mouviks...
- « Hum, la prochaine fois que vous reviendrez aux tentes, je vous ferais ajuster un petit appareil dentaire qui vous permettra de retrouver une élocution normale, car je doute que vos Bretons qui parlent déjà si mal le français ne vous comprennent ! »
- « Avec plaivir Docteur, au train où vont les foves, comme nous ne paffons pas plus de deux vours en première ligne, ve l'aurais très bientôt v'espère !... »
Ayant entendu que la situation s'était calmé, le sous-lieutenant Roscanvel entra dans la tente du docteur Le Braz.
- « Bonjour Docteur, dès que vous en aurez fini avec les bricoles de Hobé, pourriez -vous jeter un coup d'oeil sur mes sutures, je crois qu'elles sont en train de fiche le camp... »
Le docteur Le Braz leva les bras au ciel !
- « Ah, mais qu'ais-je fait pour mériter d'être affecté à cette compagnie de têtes brûlées ! Penn losket ! Pennek ! Boued ar groug ! Je vais demander à être muté chez des civilisés, chez ceux du VIème corps ou du 12ème Cuir, eux au moins ne recherchent pas les coups en permanence et ne doivent pas avoir de pertes élevées... »
- « Mais vous vous ennuieriez Docteur... Vous qui êtes un homme d'action, venez avec nous faire un tour au sud, du côté de la rivière Tchirskaïa, dans cette boucle maudite que fait cette satané rivière... Venez voir de plus près ce qui s'y passe et amenez une grande quantité de fil de suture, de pansements et d'alcool de grain... Mais c'est promis, nous tâcherons cette fois de moins nous exposer. Ceci dit, je dois vous avouer une petite faiblesse... J'ai pris beaucoup de plaisir à passer mon sabre au travers des ventres russes, le combat rapproché est beaucoup plus amusant que les salves à distance qui n'en égratignent que quelques-uns ! »
Hobé, voyant la mine consternée du docteur Le Braz partit d'un rire nerveux qui n'en finissait pas. Le contre-coup de cette tension nerveuse accumulée, de ce coup de crosse qui l'avait presque laissé pour mort sur les rives gelées de la Tchirskaïa. Le médecin se rendit compte que le courrier qu'il avait adressé au Chirurgien Impérial dernièrement, sur les craintes d'une détérioration de la santé mentale de la troupe, étaient tout à fait fondées. Mais il y avait pire désormais, cela touchait aussi les officiers et sous-officiers...
- « Allons docteur, remettez-nous sur pied rapidement, nos camarades de la Gendarmerie sont déjà tous en ligne et chaque heure qui passe voit les russes se rapprocher. Nous partirons dès dimanche, à effectif des 2/3 comme toujours et tâcherons de soutenir les nôtres à partir de jeudi.


- Au bivouac -

La neige avait enfin cessé de tomber et les hommes sortaient peu à peu des tentes pour vaquer à leurs obligations. La vie des unités en campagne, âpre, longue et monotone lorsqu’on était loin des premières lignes était rythmée par les astreintes et les corvées. Peu de distractions ici, la maigre solde hebdomadaire permettait tout juste à la troupe d’aller s’offrir quelques verres dans un de ces estaminets crasseux qui semblaient sortir de nulle part chaque fois qu’un régiment français arrivait. On y vendait aux grognards à des prix dix fois supérieurs, le nécessaire qui manquait toujours et de quoi oublier pendant quelques heures la misère et les tracas de la vie sur le front russe.
Roscanvel affichait pourtant un large sourire. Il venait de recevoir sa première décoration, avait été intégré officiellement comme gendarme impérial, et sa compagnie avait été citée pour la capture d’un drapeau ennemi. Bien résolu à fêter ça, il avait autorisé quelques heures de détentes à ses hommes et comptait bien en profiter aussi en compagnie de son adjoint, l’adjudant Hobé. Roscanvel marchait d’un bon pas malgré la neige, précédant son adjoint qui avançait en traînant des bottes. Hobé broyait du noir depuis quelques jours, sa blessure le handicapait et lui avait fait perdre le peu de sourire qui lui restait.
- « Allons, Hobé, faites un effort… C’est moi qui paye ce soir ! Une bonne bouteille et vous verrez, tout ira bientôt mieux… »
- « Avec finq dents en moins, fous foudriez que j’ai encore le sourire… » reprit-il en zézayant.
Peu après, ils entrèrent dans un bouge crasseux, bondé d’uniformes bleus, toutes unités confondues. Hobé marqua un temps d’arrêt avant d’entrer. La fumée du tabac en brouillard épais, le bruits des conversations et des verres entrechoqués, ces ivrognes vautrés, tout cela lui donnait déjà la nausée. Il aurait voulu rester seul ce soir, seul avec une bonne bouteille et qu’on lui fiche la paix.
Mais Roscanvel était déjà entré, avait pris d’office deux places à une table dans le fond, virant au passage deux trouffions du 8ème Corps qui s’éloignèrent en maugréant. Le sous-lieutenant Roscanvel voulait boire, le sous-lieutenant Roscanvel payait sa tournée, on boirait tous à la gloire et à la santé du sous-lieutenant Roscanvel, puisque même ici, il fallait encore suivre les ordres et être l’éternel second..
Peu après qu’ils fussent assis, une serveuse accorte se fraya un chemin jusqu’à eux. Poitrine généreuse débordant largement d’un corsage à peine fermé, chevelure blonde défaite, un tablier maculé, une forte odeur de transpiration, des bras comme des madriers et une carrure de bûcheron, elle était obscène et inspirait à Hobé plus que du dégoût, une irrépressible envie de s’enfuir et d’échapper à cet assourdissant vacarme, à ce maëlstrom.
- « Qu’est-ce que je vous sert Messieurs les officiers ! C’est un plaisir et un honneur de vous avoir dans notre établissement ce soir ! » leur lança-t-elle avec un fort accent russe qui sentait le texte bien appris par cœur. « Nous avons bien sûr de la vodka, mais pour vous, peut-être qu’une bouteille de vin de Crimée serait bien meilleure… C’est plus cher naturellement, mais pour des officiers de la Grande Armée… »
- « Eh bien… ma foi… vous nous présentez si bien les choses, ma belle, apportez-nous donc une bouteille de vin de Crimée. »
Tandis que la serveuse s’en retournait derrière le comptoir, Roscanvel poussa Hobé du coude.
- « Mon ami, je crois que vous avez là de quoi effacer vos soucis pour la soirée… Si, si ! J’insiste Hobé ! Un petit extra ne vous ferait pas de mal et je crois que c’est indispensable pour faire remonter votre moral… Je prélèverai ça sur la caisse du bataillon, personne n’en saura rien et je serai ravi de vous faire ce petit présent… »
- « Arrêtez de vous payer ma tête mon Lieutenant… cette « babouchka » n’est pas mon genre et vous le savez bien ! »
- « Allons, ressaisissez-vous, que diable ! Qu’est ce qui ne va pas en ce moment ? Certes, vous avez payé physiquement le prix de nos folles attaques de la semaine passée, mais nous allons remonter en ligne bientôt, profitez donc de la soirée. Tout ce qui est pris n’est plus à prendre et c’est bien l’unique leçon que nous avons à retenir de l’endroit où nous nous trouvons ! »
La serveuse avait déposé sur la table la bouteille de vin et deux godets douteux, et s’en était retourné avec un large sourire et force clins d’œil vers d’autres clients tandis que Roscanvel avait déposé sur son plateau quelques pièces de métal doré.
- « Cette fille n’attend qu’un mot de vous Hobé, j’en suis sûr !… Ah, ah ! Vous étoufferez bientôt sous cette chair torride ! Allons, il n’y a pas un instant à perdre, buvez pour vous donner du courage ! »
Roscanvel servit deux grands verres de vin, les deux hommes trinquèrent et les vidèrent d’un trait. Roscanvel réprima une grimace.
- « Il a du en faire du chemin pour venir jusqu’ici, ce vin… Je ne savais pas qu’on faisait du vin en Crimée, mais après tout, il ne vaut peut-être mieux pas que ça se sache…Enfin ça nous change de leur vodka… A ce propos savez-vous que… »
Hobé ne suivait plus la conversation, ou plutôt le long monologue du sous-lieutenant. Les yeux ailleurs, il avait découvert sous la charpente de l’isba, une nichée d’oiseaux et son regard ne pouvait s’en détacher. Curieux ! Des oiseaux avaient élu domicile ici ! Peut-être venait-ils d’autres régions et s’étaient arrêtés quelques temps sous ce toit ? Il y avait encore de la vie, il y avait certainement là une couvée qui allait éclore au printemps, et puis ils reprendraient leur envol. La vie continuerait mais où serait-il, lui, au printemps ?
Roscanvel avait resservi les verres, parlait toujours, et Hobé buvait machinalement sans prêter attention à ce qu’il disait. Lorsqu’il eut terminé le sien, il se leva, salua réglementairement son supérieur en remerciant pour la bouteille et sortit sans ajouter autre chose, en se frayant un chemin vers la sortie. Roscanvel le regarda s’éloigner en hochant la tête, puis constatant que la bouteille était vide, fit signe à la serveuse d’en apporter une autre, de vodka cette fois.



Yvan - I -

- « Vous vous souvenez quand tout ça a commencé ? »
Kerfeunten, au garde à vous devant le sous-lieutenant Roscanvel, les yeux baissés, ne savait pas trop quelle pose adopter. Il hésitait à parler, à se livrer vraiment. Il était venu témoigner auprès de l’officier mais regrettait presque son initiative. Roscanvel s’impatientait, tournait en rond et levant les bras, lança :
- « Eh bien, parlez caporal Kerfeunten ! Vous sembliez avoir beaucoup à dire dans votre rapport. J’aimerais connaître l’histoire de vive voix maintenant ! »
Kerfeunten tourna les yeux vers son supérieur. On sentit sa moustache frémir imperceptiblement.
- « Euh… C’est que… Je me suis peut-être trompé, mon Lieutenant… »
Roscanvel l’interrompit. Peut-être valait mieux ne pas trop presser le caporal et le mettre en confiance.
- « Pour l’interprétation, nous verrons ensuite. Asseyez-vous et racontez-moi les faits, seulement les faits. »
Les deux hommes prirent place devant la table et Roscanvel servit deux verres de vin. Ils trinquèrent, vidèrent les verres d’un seul trait et Kerfeunten parut soulagé.
- « Je ne sais pas si vous vous souvenez, mon Lieutenant, c’était quand nous étions du côté de Smolensk, à environ deux jours de marche de la ville… De la forêt, toujours de la forêt, des bouleaux à perte de vue… On en avait tous plein les bottes… Y avait pas mal de traînards. Votre compagnie était loin devant et il se faisait tard. On cherchait un coin pour cantonner. L’adjudant Hobé s’impatientait car il n’y avait pas de village indiqué sur la carte à proximité. Nous, on se voyait mal bivouaquer en pleine forêt… Pas terrible pour installer la compagnie. Avec les partisans… Et puis, un peu plus loin dans une clairière, on a aperçu un hameau miteux, quelques isbas que l’ennemi avait eu la bonne idée de ne pas incendier pendant sa retraite…
Roscanvel resservit deux verres.
- « ça donne soif tout ça… Buvez Kerfeunten… Oui… Je me souviens de la route après Smolensk… Interminable… Votre compagnie était à quelques lieues derrière nous, dans cette grande forêt. Il commençait à neiger et nous avions pris du retard sur l’ordre de marche. Poursuivez je vous prie. »
- « L’adjudant… Il est souvent méfiant, mon Lieutenant ! mais on peut pas lui en vouloir pour ça… Il a envoyé une patrouille vers le hameau pour être sûr qu’on pourrait s’installer… »
Roscanvel l’interrompit.
- « Jusque là, rien de très anormal »
Kerfeunten s’excusa.
- « C’est que… l’histoire est un peu longue, mon Lieutenant. Si vous pouviez… » demanda-t-il en avançant son verre.
Au bout du troisième, il fut surpris de constater que les images lui revenaient de plus en plus précises. Kerfeunten revoyait très exactement la scène telle qu’elle s’était déroulée quelques semaines auparavant. Les hommes fatigués qui n’attendaient que l’ordre de pouvoir avoir enfin un peu de repos dans une grange, au sec. Il revoyait l’adjudant Hobé, sur son cheval, donnant ses ordres, et lui, son ordonnance, toujours à sa disposition à ses côtés. Il lui sembla qu’il pouvait raconter maintenant les évènements au Lieutenant, exactement comme s’ils se déroulaient à l’instant, sous ses yeux. Le vin avait un effet qu’il ne soupçonnait plus ! La troupe avait si peu l’occasion de s’en procurer en Russie ! Voici donc l’histoire qu’il raconta.

La patrouille se déploya en tirailleur et les gendarmes investirent les trois masures simultanément, baïonnettes au canon, enfonçant les portes à coup de crosse ou de pied. L’un des hommes ressortit peu après et fit signe en agitant son shako. Le signal que la voie était libre. Et l’Adjudant remis la colonne en marche pour un bivouac bien mérité.
« C’est bon, on y va ! En avant par sections. Rassemblement sur place. »
Alors que le gros de la compagnie approchait, des cris se firent entendre dans une des isbas. Deux hommes de la patrouille sortirent en traînant au sol une forme, à l’évidence humaine, qui gémissait en évitant les coups.
Hobé piqua des fers et son cheval partit au galop, devançant les sections qui arrivaient déjà à hauteur de la première isba.
- « Qu’est ce que c’est ? » demanda-t-il, pistolet au poing.
- « C’est un russe, mon adjudant, nous l’avons débusqué dans une des isbas. Il était caché sous la paille… »
L’homme, jeune, pas plus de vingt ans, d’une saleté repoussante, gisait dans la neige les mains jointes et gémissait de peur, marmonnant des paroles incompréhensibles.
- « Relevez-le » commanda Hobé.
Les gendarmes l’empoignèrent sans ménagement. Debout, ils découvrirent un grand bougre de russe, un colosse, le visage mangé d’une barbe hirsute qui n’avait jamais due être taillée, apeuré, roulant des yeux fous en marmonnant toujours les mêmes phrases d’où ressortaient «Fransouski… Tovaritch… Kharacho… ». Un mélange de phrases et de mots lancés comme pour tenter de conjurer un sort qui devait se révéler bientôt contraire.
- « Interrogez-le. » commanda Hobé. « Comment s’appelle t-il ? Depuis combien de temps est-il là ? Où sont les autres ? »
L’un des hommes de la compagnie qui comprenait un peu le russe entreprit de lui poser quelques questions essentielles. Au bout de cinq minutes d’efforts infructueux, il lui fallut bientôt se rendre à l’évidence. Le jeune homme n’avait pas toutes ses facultés mentales. Un simplet au large sourire édenté. Le gendarme résuma bien son cas : « c’est un innocent, mon adjudant »
Hobé le regarda fixement sans rien dire, puis, descendant de cheval, s’approcha et le gifla.
- « Il simule !… C’est un espion des partisans ! Fusillez-le ! » ordonna-t-il aux hommes atterrés.
Il y eut un flottement dans les rangs. Kerfeunten s’approcha.
- « Mais… mon adjudant… On ne peut tout de même pas.. C’est un… enfin c’est certainement l’idiot du village... Il me semble bien incapable d’aller porter des renseignements cohérents aux Partisans ! »
- « Les grands espaces russes vous rendent trop sentimental, caporal Kerfeunten. Vous avez devant vous, le pur produit de ce que peut donner, la consanguinité, l’alcoolisme et la misère humaine. Néanmoins, je vous accorde que nous sommes aussi ici pour propager aux peuples primitifs les bienfaits des idéaux républicains. Ce peuple russe trop longtemps asservi saura peut-être en tirer quelque chose d’utile dans quelques générations… »
Kerfeunten attendit que l’adjudant ait fini sa tirade et dit :
- « Mon adjudant, je prends personnellement sur moi de répondre des faits et gestes de cet homme. Nous avons besoin de main d’œuvre pour les corvées, pour porter des fardeaux qui nous épuisent. Ce russe dont nous ignorons le nom nous sera ainsi très utile. Si vous voulez bien me confier sa garde… »
Hobé n’aimait pas être contredit par un subalterne mais, après tout, pourquoi pas !
- « Et bien, ma foi, prenez-le avec vous… Yvan ! » ajouta-t-il en rigolant. « Tous les Russes s’appèlent Yvan, non ? Comme cela, il a un nom désormais, mais Kerfeunten… ne venez pas vous plaindre s’il chaparde dans votre cantine où nous trahis devant les partisans : vous serez désignés tous les deux pour le peloton d’exécution que je me ferai une joie de commander ! »
Et c’est ainsi qu’Yvan eut la vie sauve et devient bientôt un auxiliaire très apprécié dans la compagnie, lorsqu’il s’agissait d’aller aux corvées de bois, pour porter les sacs ou tirer les chariots dont les essieux peinaient dans la neige. La force physique herculéenne d’Yvan épargnait bien des efforts aux gendarmes qui partageaient avec lui un peu de pain ou de bortch.
Seul l’adjudant restait distant et n’admettait pas sa présence à proximité.


Yvan - II -

Le sous-lieutenant Roscanvel avait écouté avec intérêt le récit du caporal Kerfeunten, l’ordonnance de l’adjudant Hobé. Il manquait encore d’éléments pour formuler un jugement et l’invita à poursuivre.
- « Et Yvan, comment se comportait-il avec l’adjudant ? »
- « Il ne lui montrait aucune animosité. Il semblait heureux qu’on lui donne du quoi s’occuper et semblait même en être reconnaissant. Enfin… On interprétait peut être parce que, vous savez, la communication c’était pas facile avec Yvan… Il riait bêtement, un peu pour tout… Nous, on avait l’habitude de ses réactions, alors ça allait, mais les autres… Et comme je savais que l’adjudant ne voulait pas le voir dans les parages, je m’arrangeais pour le charger de corvées à distance. Il nous aidait beaucoup à porter le bois. Les chefs de sections vous le confirmeront. »
Kerfeunten regarda son verre désespérément vide et espérait que l’officier le remplirait à nouveau. Mais la bouteille en était au même point et le caporal n’osa pas aller jusqu’à en demander une seconde. Il reprit le cours de son histoire. Voici donc :

La vie de la troupe en campagne suivait son cours. Les longues marches dans la neige et le vent étaient ponctuées de haltes régulières afin de permettre aux hommes de reprendre des forces et de surmonter le terrible hiver russe. Jour après jour, le bataillon se rapprochait du front et l’écho de la bataille se faisait plus présent. Tous avaient en tête les récits terribles de la prise de Brugnov et les massacres de civils qui avaient eu lieu dans la ville. Mais la hantise de l’adjudant Hobé, c’était l’embuscade. Celle qui vous clouerait sur place au moment où on s’y attendait le moins, quelques salves qui faucheraient au hasard et l’ennemi insaisissable s’en retournerait, invisible dans cette forêt impénétrable.
La peur engendre la méfiance, et la méfiance engendre la psychose. Toutes les nuits, Hobé faisait doubler la garde. Hobé faisait parfois ouvrir le feu sur des bosquets d’arbres trop denses à son goût, le long de la route. Hobé se méfiait comme de la peste des passages de rivières à gué. Il scrutait longuement à la jumelle les taillis et la lisière, avant d’envoyer quelques gendarmes en reconnaissance. Il multipliait les patrouilles, faisait accélérer la marche pour tenter de rejoindre la compagnie Roscanvel. Et lorsque tout le monde épiait le moindre bruit et qu’on entendait soudain la voix rauque d’Yvan briser le silence, Hobé devenait comme fou et bondissait sur le pauvre malheureux qu’il cravachait.
- « Sabaka rouski ! Chien galeux ! Tu veux donc nous faire repérer ! Traître ! Maudit ! »
Yvan ne comprenait pas la cause de la rage qui tombait sur lui. La cravache d’Hobé qui s’abattait en coups secs sur son dos, cinglait l’air en sifflant dans le froid, et lui tirait de longs gémissements sourds. Hobé ruisselait de sueur et ne cessait de martyriser Yvan que lorsque son bras lui devenait douloureux. Il se calmait peu à peu voyant que l’autre ne bougeait plus.
- « Cette vermine ne comprend que le knout !… Il a été élevé avec ça ! Voyez comme il se tient bien, maintenant ! »
La présence d’Yvan lui devenait chaque jour de plus en plus insupportable.
Afin d’éviter ce genre de scènes, Kerfeunten évitait à tout prix de placer Yvan en tête de colonne. Il restait à tirer les mulets, bien à l’arrière avec le train de combat.
Une autre fois, alors que la compagnie avançait sans encombres, Hobé leva la main et fit signe de s’arrêter. La troupe arrivait aux abords d’une petite rivière qui nécessitait une traversée délicate. Sur la rive en face, un glacis à découvert de cinquante mètres, et ensuite, une ligne d’arbres des plus denses, qui ne laissait rien traverser. La hantise de Hobé. Le lieu parfait pour une embuscade meurtrière, celle qu’il redoutait par-dessus tout. L’adjudant était blême. Il resta sur son cheval à fixer la ligne d’arbre et la rivière sans dire un mot. Au bout de quelques minutes, le sergent-chef Le Goff, second de la compagnie, osa intervenir.
- « Mon adjudant… Les hommes attendent… Quels sont les ordres ? »
Hobé hésitait. Il n’osait pas faire avancer ses hommes. Et si l‘ennemi était là, qui attendait bien tapis dans les fourrés sur l’autre rive ? Le doute s’était installé en son esprit, plus sûrement que la gangrène dans la jambe d’un blessé. Il fallait trancher. Hobé se tourna vers Kerfeunten.
- « Faites venir Yvan ! »
Deux gendarmes partirent en courant et ramenèrent le russe peu après.
- « Déshabillez-le et donnez-lui un uniforme français. C’est lui qui va aller reconnaître l’autre rive. Si les Russes sont là, ils lui tireront dessus. Une patrouille de cinq hommes restera à distance, prête à ouvrir le feu. Nous vous couvrirons de là où nous sommes ».
Yvan ne comprit pas trop pourquoi on voulait à tout prix lui retirer ses vêtements. Voilà des années qu’il ne l’avait pas fait et maintenant, en plein hiver, le moment semblait mal choisi. On lui montra un bel uniforme bleu, tout neuf, et on lui fit comprendre que c’était pour lui. Yvan, rassuré et ravi se dépêcha de s’équiper.
- « Da ! Da ! Kharacho, Yvan franzouski ! Davaï ! » répétait-il en rigolant.
Trois minutes plus tard, Yvan, trop serré dans cet uniforme à la coupe un peu juste était prêt pour sa première mission.
- « On n’a pas pu lui mettre les guêtres, mon adjudant, il ne veut pas retirer ses bottes »
- « C’est bon, dépêchez-vous » s’impatientait Hobé. « Qu’il avance maintenant ».
Yvan commença à traverser la rivière, seul, ne comprenant pas pourquoi tout le monde le regardait, bientôt suivit par cinq gendarmes qui lui faisait signe de continuer.
Il parvint sans encombre jusqu’à la lisière, bien vite rejoint par la patrouille. Il n’y avait pas de russes en embuscade, évidemment, et les paroles fusèrent à voix basse, le long de la colonne, que l’adjudant commençait à devenir bizarre. Le séjour en Russie semblait ne pas lui réussir. « Tout ce cirque pour perdre une demi-heure », marmonna Le Goff en reprenant la route.
Le hasard fit, qu’arriva au même moment l’ambulance du docteur Le Braz, médecin du régiment. Celui-ci remontait la route avec quelques infirmiers afin d’arriver vers les premières lignes quand il rejoignit la compagnie. Le docteur s’arrêta pour saluer l’adjudant et prendre de ses nouvelles.
Tandis qu’ils conversaient, ils tournèrent la tête en entendant un rire gras à proximité : Yvan s’amusait à sauter sur les bords gelés de la rivière pour en briser des morceaux de glaces qu’il se délectait ensuite à regarder dériver dans le courant.
« Yvan franzouski ! Yvan franzouski ! » répétait-il alors que deux gendarmes l’avaient empoigné pour lui retirer l’uniforme bleu.
- « Pouah ! Qu’est-ce qui coince, l’animal ! », plaisantaient-ils. « Retirons-lui vite la veste ! »
Le docteur Le Braz, lui, ne plaisantait pas du tout et avait bien vite compris le rôle que l’on avait fait jouer au malheureux Yvan.
- « Vous devriez avoir honte, mon Adjudant ! Utiliser ce russe, simple d’esprit qui ne comprend rien, comme éclaireur ! Votre cruauté ne vous honore pas ! »
Hobé le prit de haut.
- « Je n’ai pas de leçon à recevoir de vous sur la question militaire, docteur, je ne me mêle pas de savoir comment vous traitez nos blessés. Quant à savoir si c’est cruel d’utiliser ce russe, et bien sachez que la nature est cruelle, et moi aussi j’ai le droit d’être cruel !... Peu m’importe qu’un, dix ou cent civils russes meurent, du moment que je peux épargner la vie d’un seul de mes gendarmes ! Sur ce, je ne vous salue pas ! »
Hobé piqua des deux fers et partit en tête de colonne.
Kerfeunten qui était à proximité intervint.
- « Docteur, avec votre permission… Ce russe qui est un peu simplet n’en est pas moins utile pour porter de lourds fardeaux. Je crois qu’il est préférable de ne plus le garder avec nous à la compagnie… Accepteriez-vous de le prendre comme auxiliaire infirmier ? Je suis sûr qu’il serait très efficace pour relever les blessés et vous aider sur le champ de bataille… Qu’en pensez-vous ? »
Le docteur Le Braz réfléchit quelques instants et approuva.
- « L’idée est bonne Kerfeunten et je crois que c’est aussi notre devoir que d’aider humainement cette pauvre créature… C’est entendu, je le prends avec moi ! »
Et c’est ainsi que peu après, Yvan se retrouva dans l’ambulance pour commencer sa nouvelle fonction d’aide infirmier.


Yvan - III –

Le docteur Le Braz avait installé son infirmerie dans une grange, un kilomètre environ en arrière du front. Les bruits de fusillade y arrivaient étouffés mais la canonnade résonnait dans la montagne proche et l’écho des détonations rythmaient l’activité des infirmiers. Le docteur Le Braz avait peu à faire ce matin, la journée était belle, un froid sec donnait au soleil d’hiver des reflets qui lui rappelaient presque ceux de sa campagne du côté de Dinan.
«Moins froid quand même chez nous ! » songea le jeune médecin. Il aurait bien fait une longue promenade dans la neige pour profiter un peu des beautés de cette terre grandiose et si implacable avec les hommes. Il aurait bien été à la chasse, tirer des loups ou pourquoi pas un ours ! Il aurait bien été ailleurs, songea-t-il aussi en regardant passer une compagnie fatiguée qui revenait des premières lignes.
Mais l’heure n’était pas à la rêverie. Il avait reçu mission du Chirurgien Impérial de réorganiser le service de santé du régiment, afin d’apporter avec son « ambulance volante », le secours aux blessés directement en première ligne. Trop souvent, les malheureux avaient dû attendre deux voire trois jours dans le froid, avec leurs plaies souillées avant de pouvoir parvenir dans un hôpital de l’arrière. Les conditions sanitaires étaient indignes d’une armée moderne. Le docteur avait encore en mémoire ces paroles d’un vieux sous-officier blessé qu’on avait ramassé sur le champs de bataille : « Je sais bien qu’on ne s’inquiète plus de nous quand nous sommes blessés… Et bien ! Qu’on nous tue et que tout cela soit fini… »
Il y avait effectivement beaucoup à faire ! Le ramassage des blessés était trop souvent confié aux musiciens de la fanfare du régiment à qui on trouvait là une autre utilité. Le Braz doutait des compétences de ses infirmiers, pour la plupart, des fils de famille qui avaient ainsi acheté leur affectation, trop heureux de pouvoir échapper à la conscription et à une mauvaise blessure au feu. Ceux-là ne montraient pas un zèle particulier à s’approcher du champ de bataille quand les balles sifflaient encore. Et la vue du sang en rebutait plus d’un. Heureusement il y avait des exceptions, et il parvenait à donner à quelques-uns les rudiments d’anatomie indispensables à la pratique de la chirurgie de guerre.
Des blessés légers ou des malades qu’on allait évacuer vers l’arrière, s’attardaient encore à son poste de secours pour y recevoir des soins ou un bol de bouillon. Bientôt le calme reviendrait autour de la grange, jusqu’à l’arrivée d’une prochaine unité. Les compagnies montaient en ligne les unes après les autres, faisaient quelques jours de secteur, et repartaient cantonner à l’arrière. Le front était stabilisé, après de longues semaines où ils n’avaient connu que le repli et la défaite. Les Français tenaient enfin sur le terrain, la dragée haute aux Russes.
Le docteur observait de loin ce bougre de russe qu’on lui avait confié deux jours plus tôt. Celui que tout le monde appelait Yvan, revenait d’une corvée de bois avec deux infirmiers. Le Braz ne savait trop quoi penser de ce grand benêt. Il l’avait extirpé des griffes du furieux Hobé, mais une question restait encore en suspens. A quoi pouvait-il bien être utile hormis à de menus travaux ? Ce grand enfant n’avait pas sa place au milieu des balles et des mourants. Il faudrait songer à le confier à un service pour aliénés, s’il devenait trop encombrant. C’était peut-être mieux ainsi
Les infirmiers terminaient de nettoyer la salle de soin. Il n’y avait encore au programme du jour que des petits bobos et les pathologies habituelles, membres gelés, dysenterie, typhus. Quand le régiment monterait en ligne, ce serait une autre affaire. Roscanvel ou Hobé n’étaient pas du genre à rester les bras croisés dans leur secteur ! Mais que dire des autres ! Toujours en avant, toujours sur la brèche ! Il avait vu plus de choses en deux mois de front qu’en deux ans à l’hôpital du Val-de-Grâce…
Bientôt les choses sérieuses reprendraient car on annonçait une contre-offensive imminente. On installerait alors dans le fond de la grange, séparé par un paravent, les tables d’opération et les grandes marmites d’eau bouillante, pour préparer la charpie pour les bandages et le nettoyage des instruments. Les infirmiers aiguiseraient les lames. Les braseros chauffés au rouge serviraient à cautériser les plaies. La sciure de bois pour le sol était déjà stockée dans un grand tonneau. L’alcool et l’éther ne manquaient pas. Les chariots et les brancards étaient prêts à foncer vers le champ de bataille. Tout était prêt. Mais le docteur Le Braz eut du mal à trouver le sommeil cette nuit là.

Il fut réveillé en sursaut par des salves, des tirs nourris dans le lointain qui signaient une activité beaucoup plus importante. Une activité inhabituelle. Quand, sortant de sa tente, il aperçut un cavalier arrivant à bride abattue vers son infirmerie, le docteur Le Braz comprit tout de suite ce que cette estafette venait lui annoncer.
- « Vite, on a besoin d’infirmiers en première ligne ! Les Russes ont attaqué par surprise ! »
Quatre ambulances « volantes », les chariots fermés dans lesquels on pouvait allonger deux blessés graves, partirent immédiatement.
- « Messieurs, préparons-nous ! Il va falloir agir promptement ! Que chacun soit à son poste !»
Les ambulances furent bientôt de retour et les infirmiers se pressèrent pour aider les malheureux. Elles repartirent aussitôt et la navette avec les premières lignes ne cessa pas de la matinée. Peu à peu, avec l’arrivée d’autres blessés, les cris de douleurs envahirent la grange. L’odeur du sang se mêla bientôt à celui de l’éther.
Les brancardiers déposaient les blessés en rang d’oignon sur la paille et repartaient aussitôt en ramasser d’autres. Ils croisaient en chemin ceux qui pouvaient encore marcher et se traînaient à la queue leu leu jusqu’au poste de secours.
- « Prenez Yvan, je ne le veux pas dans mes jambes, celui-là ! Il sera plus utile avec les brancardiers ! » commanda-t-il.
Le long cortège de souffrance commença.
Le docteur Le Braz noua son tablier et commença de donner des ordres à ses assistants. Le tri rapidement fait, on avait décidé de s’occuper en priorité de ceux qui nécessitaient une amputation. L’effet de choc, l’hébétude, le froid, il fallait intervenir rapidement afin de profiter d’une moindre conscience du blessé. Il n’y eut rapidement plus de place pour poser les brancards. Les plus gravement atteints, ceux dont on savait que l’issue serait fatale, étaient laissés à l’entrée ou un peu à l’écart. La grange ne fut plus qu’un immense lieu de souffrance où les gémissements, les râles des blessés et les cris de ceux qu’on opérait ne pouvaient pas manquer d’altérer la raison des plus valeureux.
Il fallait pourtant le faire.
Le docteur agissait presque mécaniquement, sa pensée était mue par des réflexes pour ne pas sombrer devant l’horreur de ce qu’il réalisait. Sur la table à peine rincée d’un grand seau d’eau, on déposait un corps dévêtu parfois déjà inconscient. Les assistants tenaient fermement le blessé à qui on avait donné peu avant un large godet de rhum. Il devait mordre fortement un morceau d’étoffe et le docteur devait se mettre à l’œuvre, trancher le plus vite possible, pour ne pas laisser le temps au blessé de réaliser ce qui se passait.
Le Braz trouvait encore avec ça la force de plaisanter.
- « Ah, caporal, vous qui êtes mon ami !… Je me fais fort de désarticuler votre genou en moins de vingt secondes !… »
Souvent le blessé s’évanouissait dès les premiers coups de lames. C’était plus facile de terminer ensuite. La cautérisation au fer achevait de répandre une douce odeur de chair grillée. Parfois, il arrivait qu’il ne se réveille pas. « Celui là a cassé sa pipe… C’est encore le cœur qui a lâché… » concluaient laconiquement les infirmiers en déposant le corps au dehors. Les paniers de membres coupés s’entassaient en monticules sanglants. On avait confié à Yvan la tâche d’enterrer tout cela. Il en restait sans rien dire, comme une pauvre bête effrayée. Il y avait toujours un infirmier plus malin pour lancer : «Encore un gigot, Yvan ! »
Son habituel sourire n’était plus qu’un rictus d’horreur et de dégoût.
L’après midi avançait. Les derniers blessés avaient été amenés, le docteur Le Bras était en train de finir de sectionner un bras fracassé d’une balle, à la lueur des chandelles. Les traits tirés, il n’avait rien mangé depuis le matin, pas pris une minute de repos, les mains poisseuses, les bras ruisselant de sang, son tablier, un torchon rouge innommable, dégoulinait sur ses bottes. Les infirmiers agissaient aussi, comme ils le pouvaient, maladroitement, par peur ou manque d’expérience. Pour aller plus vite, Le Braz leur indiquait à la craie sur le membre, l’endroit où ils devaient trancher. Et les assistants tranchaient à vif, coupaient, sciaient, cousaient… Le sang répandu en nappe sur le sol de terre battue n’arrivait plus à être absorbé par la sciure. Les coups de scie étaient mal assurés, débordaient des cartilages et mettaient une minute à trancher l’os.
Le Braz s’énervait : « Mais tas d’incapables ! Vous n’avez donc jamais découpé un poulet ! ». Plus d’un s’arrêtait en pleine intervention pour aller vomir. Certains tournaient de l’œil ou interrompaient l’acte, épouvantés. Le Braz terminait le travail en pestant.
- « Encore heureux qu’on est en hiver. Au moins, il n’y a pas les mouches et les asticots… »
Dans la soirée, le docteur passa parmi ses blessés pour voir comment ils se portaient. Un tiers d’entre eux ne passeraient pas la nuit, il le savait. Il reconnut le caporal à qui il avait coupé une jambe et vint le réconforter. Celui-ci lui serra la main.
- « Merci docteur de ce que vous avez fait pour moi… » dit-il en gémissant doucement. « C’est ma femme qui va être contente… Je vais pouvoir rentrer au pays… Voilà deux ans que je n’ai pas revu ma famille ! »
- « Vous ne pourrez plus courir comme avant, mais nos hôpitaux vous feront bien vite une belle prothèse en bois ! »
- « De toute façon… Je me plains pas… Avec ma prime, je vais pouvoir ouvrir un petit débit de cidre… Je serai comme un coq en pâte, docteur ! »
Le Braz sortit prendre l’air. Le froid vif fut comme une inestimable bouffée d’oxygène qui lui fit reprendre ses esprits. Il se dirigea vers sa tente où l’attendait une baignoire d’eau chaude, un luxe ! Il n’osa pas regarder dans la petite glace son aspect physique qu’il savait ignoble. « Oui la guerre c’est sale… ça pue… et les hommes qui la font ne s’en rendent même plus compte… »

Dehors, dans la nuit, il ne prêta pas attention à une silhouette sombre qui s’enfuyait au loin. Yvan disparaissait, terrorisé par l’horrible spectacle de ce qu’il avait vécu aujourd’hui.

L’homme est parfois ainsi fait qu’il préfère la sécurité des émotions, le rapport de force simple, les coups d’un bourreau à l’incontrôlable, la peur, l’horreur et la folie des hommes.
Yvan s’en retournait chez l’adjudant Hobé.


Yvan - IV -

Le brouillard avait recouvert toute la plaine, en ce calme matin de février. La rivière gelée là-bas, devant, semblait un décor figé, irréel, presque artificiel. Rien ne bougeait. Toute vie paraissait absente alentour. Mais posté sur son cheval, l’adjudant Hobé savait que ce calme précaire annoncerait bientôt la tempête. L’ennemi était proche. Les éclaireurs l’avaient déjà renseigné, voilà plus de douze heures, sur leurs mouvements et leurs positions au sud de la Tchirskaïa. Le vent ramenait parfois quelques bribes de cris étouffés, ces injures, menaces ou invectives que les sentinelles de chaque camp s’envoyaient de part et d’autre de la rivière.
- « Nous attendons les ordres », avait dit l’adjudant à ses chefs de sections.
« Sections au repos mais restez sur le qui-vive. Que chacun se tienne prêt »
La compagnie était groupée et les hommes attendaient l’ordre d’attaque battant des pieds pour se réchauffer comme ils le pouvaient, les fusils en faisceaux.
De sa longue vue, Hobé scrutait attentivement les abords de la rivière. Dans l’épaisse purée de poix, il ne voyait encore rien bouger. Pourtant, il y avait face à lui sur toute la largeur de la rive, des uniformes verts qui stationnaient là, bien rangés, leurs feux de bivouac qu’on devinait comme des feux follets par une nuit de pleine lune, attendant tour à tour l’ordre de monter en ligne et d’aller harceler les positions françaises. Hobé ne les distinguaient pas encore, mais il sentait ces ombres se mouvoir, devant, à portée de fusil. Le brouillard enveloppait toute la rive de la Tchirskaïa, ce secteur qu’on appelait « le nez », et Hobé pria pour que ce brouillard protecteur daigne rester en place encore quelques heures.
Mais dès qu'il pourrait voir les Russes, la réciproque serait aussi vraie : les Russes le verraient, et ça, ce n’était pas la nouvelle la plus enthousiasmante. Les choses sérieuses commenceraient.
« Armée du Tzar ou Cosaques… toujours les mêmes régiments… Ces cons-là n’ont donc peur de rien, ces cons-là ne doutent jamais ?… »

Hobé porta la main à son gousset. Sa montre indiquait neuf heures trente. Il soupira. Il lui fallait attendre les ordres. Attendre, encore et toujours. L’agent de liaison du bataillon allait arriver et transmettre enfin les dispositions de l’Etat Major pour la journée. Que pouvaient faire ses hommes en attendant à part essayer de lutter contre le froid ? Que pouvait-il bien leur dire ? Que pouvaient-ils penser, là, maintenant, si près des russes, de cette situation, de ce trou à rat dans lequel ils se trouvaient ?
Hobé était maussade depuis des lustres mais il lui sembla qu’il avait quelques raisons objectives de l’être ce matin-là. Sa compagnie avait perdu plus de trente hommes la dernière fois. Et la dernière fois, c’était cinq compagnies russes qui avaient chargé sa position alors qu’il attendait les ordres. Qu’est-ce qui lui déboulerait dessus aujourd’hui ? Il n’avait dû son salut qu’au dévouement et au sang froid du sergent-chef Le Goff, son adjoint, qui avait évité la déroute grâce à un repli tactique sous le feu ennemi, une manœuvre habile, le fruit de l’expérience.
Hobé détestait attendre. Une sombre angoisse commençait de l’envahir. Hobé espérait des renforts, le soutien d’autres compagnies pour attaquer avant que les Russes n’avancent. Hobé était dans l’expectative et cette situation d’incertitude lui pesait. Il risquait fort, comme l’autre jour de se retrouver seul face à l’ennemi. Il tourna bride et remonta la ligne de ses gendarmes au repos pour aller retrouver Le Goff. Ce dernier le vit arriver avec le regard des mauvais jours.
- « Le brouillard se lève, mon Adjudant »
Les deux hommes n’eurent pas besoin d’échanger d’autres paroles car chacun savait ce qu’il avait à faire. Les ordres n’arriveraient pas, il n’y aurait pas de soutien avec eux ce matin. Ils devraient encore faire face seuls.
- « Vite !… Plus un instant à perdre !… Aux armes !… Faites mettre baïonnette au canon !… Ils vont avancer ! »
Le Goff plaça la compagnie sur deux rangs, chaque homme espacé d’un mètre. On entendait déjà les premières balles des voltigeurs Russes siffler.
- « Premier rang, deux pas en avant ! »
Quatre-vingt dix hommes avancèrent.
- « On va les recevoir comme il se doit ! »
Hobé parcourut à cheval, épée à la main, le front de sa compagnie. La peur, l’angoisse, se lisait sur le visage de ses hommes. Les derniers instants qui séparent pour certains, la vie de la mort. Les derniers souffles, les dernières visions.
- « Deuxième rang, genou à terre ! »
Les balles sifflaient, plus nombreuses. Tzzzinnn ! Tzzzouuuf ! Tantôt elles passaient au large, tantôt elles venaient se perdre dans la neige. Parfois, Tchac ! un bruit sourd. Un corps touché tombait du rang avec un cri étranglé. Quelques soubresauts et puis plus rien. Une tache rouge foncée, souillait bientôt la neige immaculée. Quelques blessés gémissaient en se traînant vers l’arrière.
- « Qu’est-ce qu’il attend, bon sang ! Mais qu’est-ce qu’il attend !… » entendait-on parmi les soldats français impassibles.
Les Russes avançaient et la troupe avait du mal à garder sa cohésion. Le Goff faisait resserrer les rangs, combler les vides. Quand l’adjudant allait-il enfin donner l’ordre de tirer ? Quand allait-il enfin libérer toute cette énergie ?
- « Premier rang, en joue !… Feu ! »
La salve coucha quelques silhouettes vertes et stoppa les Russes dans leur élan. Hobé, à droite de la ligne de feu commandait imperturbable :
- « Premier rang, reculez de quatre pas !… Rechargez armes !… Second rang, debout ! En joue !… Feu ! »
La deuxième salve fit mouche et maintint les Russes à distance. Ils n’avanceraient pas plus aujourd’hui, ils ne viendraient pas au corps à corps tant redouté. Hobé répéta la manœuvre de tir encore une fois et le combat se fit moins intense au fil des minutes. Ce ne serait pas un assaut, juste une escarmouche. L’ennemi n’offrait plus que des tirs sporadiques, leurs tireurs à plat ventre ou à genou tentaient d’atteindre de loin les silhouettes des gradés.
- « En tirailleurs ! Dispersez-vous ! »

La fusillade réciproque dura encore quelques minutes, puis, jugeant qu’ils n’obtiendraient pas les résultats escomptés, les Russes se retirèrent sur la rive sud de la Tchirskaïa.
Hobé regarda autour de lui, sa compagnie avaient encore été durement éprouvée. Au moins vingt cinq gendarmes hors de combat. Il envoya deux hommes chercher les infirmiers à l’arrière et regroupa les blessés.

- « Le Goff ? Où est le sergent-chef Le Goff ? »
Le caporal Kerfeunten était à côté d’un corps étendu. Il se leva lorsque Hobé accourut.
- « Il est ici, mon adjudant… Balle dans la tête… Il n’a pas souffert »
Ah ! Le Goff mort ! Lui aussi ! Quelle terrible nouvelle !

Hobé alla chercher le fanion de la compagnie, un petit triangle blanc frappé de l’hermine et d’une croix noire.
- « Je recueille pour ceux qui l’ont connu, cette grosse goutte de sang pourpre qui roule sur son front… Je marque ainsi à jamais notre drapeau. Le souvenir du sergent Le Goff sera éternellement attaché à celui de la compagnie »

Il ferma les yeux du vieux soldat et se recueillit quelques instants près du corps avant que les brancardiers ne l’emportent.
- « Adieu mon ami, adieu mon camarade… Nous vous vengerons bientôt »


Yvan – V –

Le caporal Kerfeunten fit une pose dans son récit. Il regarda encore son verre vide tandis que le sous-lieutenant Roscanvel, attablé face à lui terminait d’annoter son rapport. Aurait-il droit à un peu de rabiot ? Il avait soif après avoir raconté tout cela ! L’officier posa sa plume un instant, et le regarda, pensif, en frottant sa moustache. Kerfeunten se prit à espérer. Le regard de Roscanvel se fit plus inquisiteur au grand désespoir du caporal. Il n’aurait rien de plus aujourd’hui.
- « Et Yvan ? Comment est-il revenu ? »
Kerfeunten leva les yeux au ciel.
- « Celui-là, mystère ! Le bataillon n’avait pas arrêté de bouger pendant une semaine. Jamais deux jours au même bivouac. On a appris ensuite qu’Yvan avait quitté la compagnie d’infirmiers, tout le monde a cru qu’il avait traversé la rivière pour repasser chez les Russes. Il a dû vivre comme une bête sauvage dans les bois ! Il était comme un chien battu abandonné par son maître et qui veut qu’on l’enchaîne à nouveau… Peut-être pour la sécurité de la gamelle… Personne n’a compris comment il a pu nous retrouver… »
- « Et Hobé ? Vous étiez avec lui, n’est-ce pas, vous partagiez sa tente ? Comment était-il après ces attaques à répétition sur la rive de la Tchirskaïa ? Dans quel état d’esprit ? »
- « Il avait été très atteint par la mort du sergent–chef Le Goff. Ça m’embête de vous dire ça comme ça, mon lieutenant, mais… une bouteille de vodka par jour, ça lui était plus suffisant… Et puis il partait seul, dès la tombée de la nuit. Il prévenait les sentinelles et partait pour, soit disant, reconnaître les avant-postes. Je l’entendais rentrer dans la tente avant l’aube. « C’est vous mon adjudant ? » que je demandai… « Dors, dors Kerfeunten, il est encore trop tôt ! » qu’y me répondait… Au réveil, je le trouvai encore en train de boire, ou endormi sur sa chaise contre la table, une bouteille vide devant lui… Sur la table, y avait les trophées de la nuit… »
- « Les trophées ? Quels trophées ? »
- « Ben… la chasse de la nuit, mon Lieutenant… Des chapelets d’oreilles… Les oreilles des sentinelles russes qu’il était allé tuer au couteau pendant la nuit… Venger Le Goff… C’était ce qu’il répétait… Il parlait tout seul en dormant… Les Russes, ça devenait une obsession… L’alcool, la fatigue, le froid, la tension du combat… Voilà ce qu’était devenu l’adjudant Hobé… La folie le guettait depuis longtemps… »
- « Pourquoi vous n’en avoir pas parlé avant ? »
- « Comment vouliez-vous, mon Lieutenant ? On était tout le temps en première ligne, presque isolés… Et puis, ça me regardait pas… L’adjudant… »
- « Je vois… C’est là qu’Yvan a rejoint la compagnie ? »
- « Un matin, j’avais demandé à ce qu’on laisse un peu l’adjudant se reposer… Pas de tambour pour les couleurs… Il avait dû arriver vers trois ou quatre heurs du matin. On était en train de casser la croûte quand on a entendu du bruit, des cris dans la tente de l’adjudant… Et puis un coup de feu ! On a couru, armes à la main… Qu’est ce qu’on voit ? Un corps étendu dans la tente de l’adjudant… Yvan !… Il venait de retrouver la compagnie, pour son malheur ! Il avait marché sûrement des jours… C’était bizarre. On aurait dit qu’il avait voulu rapporter à l’adjudant un cadeau… C’était une peau d’animal, je crois !… Peut-être qu’il voulait lui faire une surprise, j’en sais rien ?… L’adjudant le détestait mais lui, le voyait comme une sorte de maître… C’est bizarre ce qu’y a dans la tête d’un être humain, mon Lieutenant !… Surtout Yvan, qu’était… un peu simplet faut avouer… L’adjudant l’a vu surgir, accoutré comme une bête sauvage… Il a eu peur. Il a saisi son pistolet et a fait feu ! Tué net, une balle dans la tête… L’adjudant tremblait… Il avait crû voir une espèce de créature sortie tout droit de l’enfer ! Il tenait des propos incohérents, parlait de malédiction… C’est après ça que le docteur Le Braz a préféré l’évacuer l’adjudant vers l’arrière… Hôpital militaire... Il n’avait plus le droit d’exercer un commandement… »
Les deux hommes se regardèrent en silence. Roscanvel reprit la parole en soupirant.
- « Oui… C’est une bien triste histoire. Merci de vos précisions Kerfeunten, vous pouvez disposer. Je crois que j’ai assez d’éléments pour transmettre mon rapport au Grand Prévôt maintenant. Je comprends que l’adjudant n’ait pas supporté cette déchéance et pourquoi il a préféré mettre fin à ses jours. J’espère que nous ne finirons pas tous ainsi notre séjour en Russie. »
Le caporal se leva et salua réglementairement. Avant de sortir de la tente, il s’arrêta pour poser une dernière question.
- « Et pour la compagnie, mon Lieutenant… Qui va prendre le commandement ? »
- « L’adjudant della Rebbia… Oui c’est un Corse… Tout comme l’Empereur ! Il va arriver prochainement au régiment. C’est un sous-officier très capable, très bons états de service. Je compte sur vous, Kerfeunten, pour le servir comme il se doit, naturellement. »

Une fois seul, Roscanvel reprit le dossier de l’adjudant Hobé.
« François-Marie Hobé, né à Dinan, Côtes-du Nord, le 24 septembre 1783. Recrutement de Saint Brieuc. Formation militaire au 46ème Régiment d’Infanterie de Ligne. Blessé à Wagram. Passé à la Gendarmerie Impériale le 1er Août 1811. Campagne d’Espagne, campagne de Russie. Mort le 24 février 1813.
Il effaça sur le rapport du médecin-légiste de l’hôpital militaire la mention de la cause du décès : « suicide par pendaison ». Il rajouta à la plume : « Mort de ses blessures au combat dans le secteur de la rivière Tchirskaïa. Tué à l’ennemi. »
«Ce sera mieux pour sa famille… Ils auront droit à une pension. Je demanderai aussi à ce qu’on rapatrie ses effets. Décidément, c’est une bien triste affaire… Mon pauvre Hobé, pourquoi n’ais-je pas été plus clairvoyant ! »


FIN
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Francois Marie Hobé (Mat. 14317)
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Message par vétéran Beste » Jeu Mars 06, 2008 5:38 pm

Simple question... tu as mis combien de temps a écrire sa? o[
--Major Beste--
vétéran Beste (Mat. 6011)
Major
Russe
 
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Inscription : Ven Mai 11, 2007 3:06 pm
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