Le théâtre des Ombres

Racontez vos histoires autour d'un verre sous la tente...

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Le théâtre des Ombres

Message par Francois Marie Hobé » Mar Mai 27, 2008 6:27 pm

Cette chronique relate l'aventure de Pierre Roscanvel, lieutenant à la Gendarmerie puis à la Garde Impériale, et de son Bataillon.
Elle fait suite à ma première chronique : « Dans la boucle de la rivière Tchirskaïa ».



LE THEATRE DES OMBRES


Sur la route de Krasnoïe

Le long cortège des troupes françaises refluait depuis près de trois jours maintenant. Sur toutes les routes et les chemins praticables, tout ce qui avait encore la force de se mouvoir pour échapper à la capture ou à la mort, des chariots de munitions aux fanfares à pied, se repliaient vers une nouvelle ligne de défense au nord de Smolensk et du Dniepr. Ce chemin, tous l’avaient fait en sens inverse quelques mois ou quelques semaines plus tôt avec en tête l’espoir d’une victoire rapide sur les Russes. Ce long cortège de déception, ce long chemin de souffrance à travers les steppes russes, que l’Etat major avait tâché de présenter comme un redéploiement stratégique, ce long serpentin de soldats aux visages hâves et aux uniformes délavés était appelé à relever un défi encore plus titanesque que le précédent. Inverser le cours des évènements et transformer une défaite inévitable en victoire. Brugnov n’était presque plus qu’un lointain souvenir, un lieu où chacun avait laissé dans ce coin de terre gelée, des camarades morts, un lieu que chacun avait envie d’effacer au plus vite de sa mémoire. Tout comme l’étaient des noms de lieux bannis désormais de la mémoire des grognards de la Grande Armée, des noms imagés souvenirs de terribles combats, la Vénitienne, le Nez, le Mont Puant… On repartait de zéro. Du passé, on faisait table rase. On ne penserait plus aux morts. Il fallait vivre.
Le secteur attribué au régiment de la Gendarmerie Impériale se trouvait à mi-chemin entre Krasnoïe et Polotsk, à la droite du saillant de Safonovo, la pointe nord du secteur de Smolensk. Les possibilités de ravitaillement en ville étaient difficiles pour les gendarmes : trois jours de marche pour rejoindre la ville la plus proche, quant à Vilna et les tentes de l’hôpital de campagne, elles étaient, elles, à une semaine de marche.
La première chose à faire, en arrivant dans un secteur nouveau, était d’établir les liaisons avec les compagnies voisines, afin de coordonner le placement des troupes. Roscanvel fit une moue dubitative en apprenant qu’il aurait pour épauler sa compagnie à l’Est, le 8ème Régiment d’infanterie.
Plus loin, de l’autre côté de Safonovo, se trouvait le secteur de la Garde Impériale. Trop loin malgré tout pour recevoir un appui direct de leur part. Comme d’habitude, viendraient se glisser dans le dispositif les compagnies indépendantes, toujours aussi peu fiables et imprévisibles.
Tant pis, la Gendarmerie Impériale se débrouillerait seule comme à son habitude.
Il y avait beaucoup à faire avant d’avoir des positions de combat acceptables. Roscanvel devait aller en ville négocier l’achat pour ses hommes de nouveau matériel, un lot de nouvelles guêtres et de croquenots qu’il avait pu enfin obtenir. Les hommes ne pouvaient pas être décemment efficaces au combat avec du matériel aussi vétuste et usé. Peut-être pourrait-il obtenir également de nouveaux fusils. Mais les caisses du bataillon n’étaient pas la caverne d’Ali Baba ; il faudrait faire des choix.
Tandis qu’il chevauchait sur la route à quelques heures de Krasnoïe, tout absorbé par les renseignements inquiétants qui l’avaient informé de la présence de l’armée du Tsar à proximité, Roscanvel entendit des cris dans les bois qui longeaient la piste. Des cris de révolte, des cris russes, des cris de femme. Il n’en fallut pas plus pour qu’il tourna bride et se saisit d’un de ses pistolets.
Roscanvel piqua des fers et se dirigea vers l’endroit d’où provenaient les cris. Il arriva rapidement en lisière du bois trouvant face à lui, une arraba, une petite carriole russe, arrêtée. Ce qui l’intrigua plus, ce fut d’apercevoir à l’arrière trois individus en uniforme bleu. Il ne fut pas long à réagir lorsqu’il comprit que l’attitude de ces trois soudards avinés était loin d’être celle de gentlemen, Nul doute qu’ils s’apprêtaient à outrager une jeune femme…
« Halte ! Debout ! Eloignez-vous de trois pas ! » hurla Roscanvel, tandis qu’il tenait pointé vers les soldats, son arme chargée.
Les trois hommes, surpris en plein méfait se redressèrent, quelque peu surpris par cette arrivée qui contrecarraient leurs projets. La jeune femme, couchée dans l’arraba, s’empressa de remettre sa chapka sur ses cheveux défaits et se réajusta. Elle était encadrée de près par ces hommes qui semblaient être des déserteurs et n’avaient pas l’air de vouloir s’enfuir.
« Te mêle pas de ça, mon Officier… Tout gendarme que tu es, nous sommes trois et la petite russe est notre prise de guerre !… » lança l’un d’eux qui semblait être le meneur.
« On a repris notre liberté ici… la Russie est à nous !… Passe ton chemin, ça vaut mieux pour toi ! »
« Silence ! Vous êtes des déserteurs ! » coupa Roscanvel, « Vous allez lever les mains, descendre gentiment de là et me suivre jusqu’au poste de la prévôté le plus proche ! »
Roscanvel vit briller une lame qu’un des malfaisants s’empressa de cacher derrière lui. Ils tenaient encore la jeune femme et n’avaient pas l’intention de lâcher ce qu’ils tenaient pour leur butin du jour.
« Lâchez la fille ! Lâchez la fille ou je tire !
« Faudra venir nous chercher… On est trois et tu n’as qu’une balle… » dit l’un des hommes en ricanant.
Il n’eut pas le temps d’en dire plus que la balle de Roscanvel lui traversait la poitrine, éclaboussant les autres de son sang. L’homme tomba à la renverse sans avoir eu le temps de pousser un cri. Quelques soubresauts et il expira peu après.
« Maudit gendarme ! Tu vas le regretter ! »
Celui qui avait une lame se jeta en avant pour couper les jarrets du cheval et déséquilibrer l’officier. Mais Roscanvel avait l’œil ; il lança son pistolet déchargé en pleine face de l’assaillant qui roula dans la neige, mâchoire fracassée, en hurlant de douleur.
Sautant de cheval, Roscanvel tira son épée, achevant l’homme à terre d’un coup qui lui traversa l’abdomen. Le dernier déserteur, ne demanda pas son reste et s’enfuit entre les arbres. Roscanvel le laissa disparaître.
« Les loups ou les cosaques se chargeront de lui »
Essuyant sa lame, et ramassant son pistolet, il se rapprocha de la carriole où la jeune femme se trouvait toujours. Il rangea son épée au fourreau et fouilla les corps rapidement, s’assurant que les hommes étaient bien morts.
« Vous n’avez plus rien à craindre, mademoiselle, désormais vous êtes sous la protection de la Gendarmerie Impériale … Permettez-moi de me présenter : sous-lieutenant Roscanvel,. » dit-il en souriant, effectuant un salut réglementaire. La jeune femme, devant la rapidité avec laquelle s’était déroulée la scène, n’avait pas eu le temps de bouger ni d’esquisser le moindre geste. Elle sembla soulagée de voir ses agresseurs gisant dans le neige.
« Spaciba gospodin !» répondit-elle faisant une petite révérence. « Minia zavout Anna Alexandrovna… Ya nié gavariou po franzouski… Nié poniémaïou… Je parler pas français… » dit-elle d’une jolie voix teintée d’un fort accent.
Serrée dans son long manteau, il ne pouvait deviner sa silhouette. Elle avait néanmoins un joli visage éclairé de deux grands yeux bleus, un petit nez retroussé, le teint clair et deux joues roses qui respiraient la bonne santé. Sous sa chapka, dépassaient des mèches de cheveux blonds. Pour la première fois qu’il rencontrait une jeune femme russe hors des tavernes à soldat, Roscanvel se dit qu’il aurait pu plus mal tomber. Le genre de fille qu’on a envie de revoir et de mieux connaître. La Russie est un pays qui réserve décidément bien des surprises !
« Vous ne parlez pas notre langue, et je serai bien en peine de m’exprimer en russe… Qu’à cela ne tienne, je ne vous embêterai pas par mes questions »
Roscanvel l’observait. Il n’y eut aucun frémissement perceptible sur son visage. Soit elle maîtrisait parfaitement ses émotions et sa présence ici n’était pas claire, soit elle n’avait vraiment rien à se reprocher, petite ingénue surprise au beau milieu des combats. Feignait-elle de comprendre le français ? Derrière l’homme, il y avait toujours le Gendarme en éveil, et son insatiable curiosité. « J’aimerai pourtant bien savoir ce que fait cette jeune femme russe seule, à proximité du front ? » songea-t-il.
Roscanvel avait une sorte de prémonition : cette fille cachait forcément quelque chose, mais il était trop tôt pour le savoir.
« Bah, de toute façon, si je veux espérer la revoir, il ne faut pas la rendre suspicieuse pour le moment. Je mènerai ma petite enquête discrètement. »
S’exprimant par gestes, il réussit à lui faire comprendre qu’ils allaient dans la même direction.
« Krasnoïe ! Kharacho !… C’est bien !… » ça au moins j’ai compris, approuva-t-il par un large sourire.
« Dans ce cas, Mademoiselle Alexandrovna, permettez-moi de vous accompagner et vous serez plus en sécurité avec moi à vos côtés. Je vous demanderai juste un petit détour par le poste de la prévôté afin d’y déposer ces deux colis »
La jeune femme le regarda sans comprendre, marquant son désarroi d’un geste la main, mais le voyant traîner les deux cadavres, elle vit qu’il désirait les mettre dans la carriole.
Faisant un petit signe de la main, il indiqua à Anna qu’il avait terminé sa besogne. Elle se tourna et lança un « Davaï ! » à son petit cheval qui démarra au claquement de la cravache. Roscanvel remonta en selle et le petit convoi prit la route dans la grande plaine enneigée.
L’obscurité ne tarderait pas à tomber et il y avait encore du chemin à faire avant d’arriver en ville. Il ne fallait pas traîner.


Krasnoïe, là où tout commence…

La ville était en vue. Les troupes stationnées à proximité étaient plus nombreuses maintenant. On voyait un peu partout des bivouacs avec des feux allumés et des tentes dans la plaine. Roscanvel suivait la carriole d’Anna qui connaissait mieux la route. Il avait tenté de lui parler durant l’après-midi, mais elle n’avait pu répondre que par des sourires ou des phrases qu’il ne comprenait pas. Pourtant, il avait su détendre l’atmosphère et leur méfiance respective s’était estompée. Elle avait parfois ri et il était satisfait de l’effet produit. La nuit était belle, le ciel était bien dégagé et les étoiles les accompagnaient depuis une heure. Il en était presque arrivé à oublier qu’il était un officier d’une armée étrangère qui accompagnait une ennemie potentielle.
Et puis la réalité avait repris le dessus. Ils avaient traversé des patelins miteux, quelques masures à peine indiquées sur la carte, sans intérêt pour la conduite de la guerre, Kostyukovka, Danilovitchi, Volkovo, Kazimirovo, des bleds dont il n’avait jamais soupçonné l’existence auparavant, où il ne se passerait jamais rien et qui finissaient par être son seul univers depuis cinq mois qu’il était en Russie. Sur la route ils avaient croisé des convois de blessés des jours derniers qu’on évacuait vers les hôpitaux, tandis que les vivres et les renforts montaient en ligne.
Ils avaient poursuivis leur chemin vers Krasnoïe. Ce pays immense était décidément trop différent de celui qu’il connaissait, trop différent de ses habitudes. Comprendrait-il quelque chose à la Russie ?
En entrant dans la ville, Anna se tourna vers lui, demandant par gestes où elle devait déposer les deux macchabées. La route était à peine éclairée, avec tout juste quelques faibles lanternes aux croisements principaux. Roscanvel lui fit signe de se diriger vers le poste de la prévôté, un peu plus loin. Ils s’arrêtèrent peu après et Roscanvel descendit de cheval pour aller demander aux gendarmes en faction de décharger les corps des deux déserteurs. Il entra chercher le chef de poste qui eut de la peine à se maintenir debout, quelques bouteilles vides sur son bureau montrant manifestement que l’arrivée de l’officier n’était pas attendue, ni visiblement souhaitée.
Il n’y eut un qu’un bref interrogatoire par le sous-officier d’astreinte au poste. Roscanvel fit sa déposition, mais personne ne parlant le russe, celle d’Anna fut rapidement expédiée. Le sous-officier ne fut pas long à établir son rapport sur les trois déserteurs, et put reprendre le cours de sa beuverie interrompue. On enterrerait les deux corps dans une fosse commune au petit matin et un avis de recherche signalant un déserteur serait envoyé aux patrouilles du secteur de Safonovo. Roscanvel apposa sa signature au bas du rapport et décida de raccompagner Anna jusque chez elle.
« Avec les pillards qu’il semble y avoir en ville, cette jeune personne pourrait fort bien se faire agresser de nouveau. Vous me direz juste où je peux cantonner cette nuit, Brigadier-chef, je passerai reprendre mes affaires plus tard. »
Il était curieux de voir où la jeune russe vivait. Etait-elle seule ? Elle paraissait gênée, presque troublée d’avoir un officier de la gendarmerie qui collait à ses basques. Elle tenta bien par gestes de faire comprendre à Roscanvel qu’elle pouvait regagner seule son domicile mais celui-ci demeura inflexible. Il tenait absolument à la raccompagner. Un vieux relent de curiosité policière qui refaisait surface. « Les cognes, c’est comme la vérole, impossible de s’en défaire ! » songea-t-il en souriant. Et puis, non, il ne pouvait se résoudre à voir la jeune russe disparaitre comme cela, comme une ombre dans la nuit et s'effacer ainsi de sa mémoire.
Peu après, il furent devant un petit immeuble à la façade colorée, typique de ces contrées de l’Est. Derrière un rideau, une silhouette se montra en entendant s’arrêter la carriole.
Enveloppée d’un long manteau, une jeune femme ouvrit peu après la porte, une lanterne à la main.
Les deux russes se parlèrent mais Roscanvel ne put comprendre ce qu’elles se disaient. Mais au ton qu’il entendait, le trouble de la seconde était manifeste.
- « Anna, enfin te voilà ! J’étais morte d’inquiétude !… Que s’est-il passé ? Qui est cet officier ? Pourquoi est-il avec toi ? Tu es folle, c’est un gendarme… Le ramener, ici, chez nous…Mon Dieu !…»
- « Ne t’inquiètes pas Magda, je vais bien. Il a été là pour me venir en aide cet après-midi et il a tenu à me raccompagner. Nous ne craignons rien, il ne comprend pas le russe. »
Les deux femmes discutèrent ensemble encore deux minutes et Anna fit signe à son interlocutrice de parler à Roscanvel qui assistait à la scène sans parvenir à saisir un mot. Le lieutenant les observait toutes les deux, il y avait un lien de parenté évident entre elles, mais il ne parvenait pas à savoir qui était l’aînée. Elles étaient jolies, leurs visages bien faits et harmonieux. Laquelle des deux préférait-il ? Anna peut-être, il avait sans doute eu plus le loisir de l’observer. Elle avait aussi pour elle cette part de mystère qui l'entourait. Beaucoup restait à découvrir sur elle. L’autre était dans l’ombre vacillante de la lanterne, un peu commune, mais un visage qui respirait la fraîcheur et la jeunesse. Roscanvel sortit du cours de sa rêverie galante. La seconde se tourna vers lui et s’exprima en français avec un délicieux accent russe.
« Monsieur l’officier, ma sœur m’a raconté ses ennuis et me prie de vous remercier pour votre aide. Je m’appelle Magdalena. Ce serait un plaisir pour nous de vous avoir à dîner, pour vous remercier. »
« Ah vous parlez français ! Voilà qui est très appréciable, mademoiselle. Je crains, hélas, que cela ne soit difficile pour ce soir. Je dois m’occuper de trouver un endroit pour dormir et je ne voudrai pas abuser de votre hospitalité. Je dois rester quelques jours à Krasnoïe, aussi, si votre invitation est toujours valable pour demain, j’accepte volontiers. »
« C’est entendu, alors, demain soir vers huit heures »
Roscanvel salua et retourna vers le poste de la prévôté où on le conduisit à une auberge. Il y trouva de quoi manger et un lit dans un dortoir de huit, qu’il partagea avec des officiers du IIIème Corps, nouvellement arrivés en Russie, qui devisaient bruyamment sur leurs succès à venir et fustigeaient sans complexe, l’expérience des officiers du front et leur incapacité à emporter la victoire. Roscanvel les laissa dire, ne voulant pas polémiquer avec ces faquins.
Il fit quelques rêves agités et se réveilla au beau milieu de la nuit. La soupe de farine, la kacha, et le pain qu’il avait avalé ce soir, lui pesaient sur l’estomac. Il aurait peut-être la chance d’avoir mieux à la table de ses hôtesses le soir prochain. Il avait soif. Un grand verre d’eau lui aurait fait le plus grand bien.
Roscanvel se rhabilla, et descendit, enveloppé dans son grand manteau, dans la grande salle de l’auberge. Il n’y avait personne près du feu. Il rajouta quelques bûches, réactiva les braises et s’installa le plus confortablement possible sur une chaise.
Il sortit son petit calepin et compulsa les notes qu’il avait prises depuis son arrivée en Russie.
Il refit peu à peu, mentalement, le long chemin qui l’avait mené jusque là.
C’est tout d’abord en indépendant qu’il avait décidé de rejoindre le front de Russie. La Grande Armée peinait et était contrainte à la défensive. Il fallait toujours plus de sang nouveau pour le front. Jeune sous-lieutenant fraîchement sorti de sa formation initiale, son avenir était tout tracé. Il avait choisi le métier des armes. Il prendrait du galon avec l’expérience. Fier de sa liberté nouvellement acquise, il souhait découvrir du pays, se faire une opinion sur les choses et les gens. Roscanvel arriva en Russie un matin de décembre et commença de faire route vers le front avec ses hommes. Et puis il y avait eu cette rencontre avec le Vice-Prévôt de la Gendarmerie qui lui avait décrit ce régiment comme, « un corps autonome, mobile, libre d’agir avec la promptitude et le secret de l’organisation militaire ». L’Empereur lui-même avait décidé de la réorganisation de la Gendarmerie en confiant les rennes au Maréchal Bon Moncey. Ce dernier avait d’abord réalisé l’épuration de ce corps de ceux ayant contracté des habitudes vicieuses et contraires au bien du service, et en avait fait une unité à part du reste de la Grande Armée.
Roscanvel avait été séduit par les paroles du Vice-Prévôt et avait choisi la Gendarmerie, peut-être pas par conviction intime mais parce que l’expérience qu’il accumulerait au contact de soldats expérimentés était une chance supplémentaire de survie sur le front Russe. Etre avec de vrais combattants, ayant une vraie doctrine de combat, voilà ce qu’il lui fallait. La Gendarmerie ne faisait plus du maintien de l’ordre sa mission principale et était un corps militaire à part entière.
Pourtant, une certaine lassitude, un doute certain s’était insinué en lui depuis les défaites et les reculs successifs. Jusqu’où ce repli irait-il ? Il ne comprenait plus le sens de certains ordres ni l’utilité d’être un corps-francs en marge de l’armée. Il avait eu une sale impression en arrivant à Krasnoïe, celle de voir une armée livrée à elle-même, sans âme, se vengeant des Russes par une mise à sac en règle de tout ce qui pouvait être considéré comme butin de guerre. Les trafics allaient bon train. Chacun essayait de tirer profit de tout ce qui pouvait se monnayer. Le maintien de l’ordre relevait d’une gageure au fur et à mesure que les Russes se rapprochaient.
Etait-il fait pour être gendarme ? Quel était le sens de son combat ici ? Sa mission pouvait-elle servir à quelque chose ? Pouvait-on lutter contre un peuple qui cherche à gagner son indépendance et à repousser l’envahisseur ? C’était les questions principales qu’il ne cessait de retourner dans son esprit depuis des jours. Une foule d’idées contradictoires lui venait à l’esprit.
Roscanvel prit son carnet et le jeta au milieu des flammes. La Russie était un gouffre sans fond dans lequel il était facile de tomber. Il était venu chercher quelque chose en Russie et ne devait plus regarder vers le passé.
Il pensa à Anna. Il y avait chez cette fille quelque chose qui l’attirait, qu’il n’avait jamais ressenti jusqu’à présent. Il devait tenter de la revoir, malgré le barrage de la langue. Les quelques jours qu'il allait passer à Krasnoïe allaient être décisifs.
Il pensa à ce pays où il pourrait s’installer une fois la guerre terminée. Il y avait aussi tellement de choses à faire ici et il avait tout pour y vivre heureux. Sa santé était bonne, la chance lui souriait.
Roscanvel se demanda si ce n’était pas à Krasnoïe qu’il trouverait le sens de sa quête...


Krasnoïe, là où tout finit…

La première chose dont avait besoin Roscanvel ce matin, c’était d’abord un grand bol de café noir. Une sale nuit, un sommeil interrompu, l’inconfort du fauteuil où il avait terminé devant la cheminée, les soucis et ses interrogations, tout concourait à le mettre de mauvaise humeur. L’aubergiste qui vint remettre quelques bûches dans l’âtre, sentit qu’à son air bougon et cette mine défaite, il ne fallait pas trop insister. Il repartit dans sa cuisine et revient peu après avec un grand plateau fumant. Trempant son épaisse tartine de pain beurré dans son bol, il se souvint de l’invitation des jeunes femmes russes et les nuages qui embrumaient son esprit se dissipèrent rapidement. Hum ! Il y avait un sérieux effort de présentation à faire s’il ne voulait pas passer pour un moins que rien.
« Holà, aubergiste, comment fait-on pour prendre un bain dans votre établissement ? »
L’homme paru surpris de cette demande. Un bain en cette saison ? Diable, ce lieutenant devait avoir un rendez-vous bien important aujourd’hui !
« Et je voudrai aussi que mes vêtements soient lavés ! »
Qu’à cela ne tienne, cela lui coûterai quelques pièces de plus, l’argent des français était toujours bon à prendre. Ils ne seraient certainement plus là très longtemps, il fallait les plumer tant qu’on pouvait. Ces messieurs étaient les maîtres pour le moment mais la libération du pays viendrait tôt ou tard. L’obséquieux petit homme promit de faire tout son possible pour servir cet officier et donna une série d’ordres brefs à ses larbins qui se hâtèrent de préparer la baignoire. Roscanvel termina son déjeuner et remonta dans la chambre.
Quelques minutes plus tard, assis dans son tub, tandis qu’il s’aspergeait le visage d’eau tiède, Roscanvel songea à ce qu’il allait faire à Krasnoïe dans les jours qui suivraient. Une semaine de permission, une semaine loin du front à penser à autre chose qu’aux soucis quotidiens et à envoyer les rapports de pertes. Combien de ses hommes avait-il enterré en terre russe depuis cinq mois qu’il était là ?
Tout ceci avait-il vraiment un sens ? Ces hommes avaient-ils vraiment choisis de venir si loin de chez eux pour y mourir ? C’était, pour la plupart, des citoyens sans le sou qui avaient vu avec la solde, la promesse d’une vie meilleure pour leur famille restée au pays.
Le printemps arrivait, le dégel s’annonçait et les beaux jours seraient là, enfin. Roscanvel n’avait plus envie de mener ses hommes à l’abattoir. Il y avait d’autres projets qui lui trottaient en tête. Anna était au premier rang de ceux-ci.
Il décida qu’il se mettrait à apprendre le russe afin de pouvoir communiquer avec elle. Il lui enseignerait le français, ils trouveraient ensemble les mots pour se comprendre.
Roscanvel s’habilla, revêtit son uniforme de rechange et sortit en ville. Il arpenta les ruelles et les commerces tout au long de la journée, achetant ça et là quelques souvenirs et commanda chez un fleuriste un bouquet pour ne pas arriver les mains vides chez ses hôtesses.
Avec impatience, il attendit le soir. Cette journée fut longue et insipide. Il lui tardait de revoir enfin Anna.
De retour à l’auberge, il se changea et enfila sa grande tenue. Le prestige de l’uniforme lui donnait beaucoup d’aisance mais il lui pressait de se voir en civil. Il quitta l’auberge avec son bouquet de fleurs et fût à huit heures précises devant la porte des sœurs Alexandrovna.
Il frappa trois coups et une domestique le fit entrer. On lui prit son manteau et il comprit par gestes qu’il devait patienter.
Roscanvel attendit quelques minutes dans le boudoir. Cet intérieur cossu dénotait une certaine aisance financière qui le surprit quelque peu. Il avait cru les deux sœurs vivant seules, assez simplement. Peut-être aurait-il quelques éclaircissements sur ce sujet.
On le pria d’entrer et il aperçut les deux jeunes femmes debout dans le salon, belles comme un tableau de Vermeer. Les chandeliers diffusaient une lumière où le visage d’Anna apparaissait dans toute sa beauté. Roscanvel s’arrêta un instant. Son visage s’empourpra quelque peu. Ses mains devinrent moites. Il se sentit défaillir. Il n’avait jamais manifesté d’émotion devant une charge de cavalerie cosaque, et là, d’un seul coup, une très grande faiblesse venait de s’emparer de lui.
C’était la première fois que Roscanvel était amoureux !
Magda lui tendit un petit verre de vodka au poivre qu’il but d’un trait pour masquer son trouble. Il s’en étrangla à moitié, provoquant quelques petits rires étouffés.
« Vous n’êtes donc pas encore habitué à la vodka Russe, Lieutenant ? »
« Excusez-moi… J’ignorai qu’on pouvait y rajouter du poivre… C’est assez… surprenant…
Le repas fut parfait. Un assemblage de plats qu’il n’avait jamais goûté auparavant. Magda lui expliquait, faisait la traductrice. Anna parlait peu mais tentait de ne pas rester à part dans la conversation. « Priatnovo appetita », lui lança-t-elle.
Roscanvel leva son verre en l’honneur de l’amitié entre deux grandes nations d’Europe et du malentendu qui cesserait bientôt. « La paix nous permettra de vivre bientôt heureux. Mais dites-moi où avec vous appris à si bien parler notre langue, mademoiselle Magda ? »
« Oh, c’est une histoire banale et je ne voudrai pas vous ennuyer avec ma vie insipide, Lieutenant… » Magda changea de sujet.
« Fêtons plutôt le retour du printemps !… Mat Vesna… après ces mois tristes et longs où nous avons eu si froid !… » dit-elle ne levant son verre.
Ils trinquèrent à tour de rôle et Roscanvel en oublia bientôt ses questions.
« Oui… le caviar, ces petits œufs gris, se mangent avec les blinis, Monsieur Roscanvel… Les pirojki sont farcis aux noix, vous en reprendrez-bien encore… Aimez-vous le bortsch, Monsieur Roscanvel, me demande ma sœur ? C’est elle qui l’a préparé, je suis sûr qu’il ne ressemble en rien à celui que vous avez pu manger dans les auberges… Et les concombres à la crème ?… »
Roscanvel se fit servir encore un grand verre de kvas, « khlebnoe pivo » lui avait dit Anna, en montrant la bouteille.
« Ah, oui… », avait il répondu, feignant de comprendre. Son esprit n’était plus très clair, mais qu’importe, il passait une merveilleuse soirée.
Roscanvel parlait lentement pour qu’elle comprenne. Il sentait presque une complicité avec son entremetteuse. Anna le regardait en souriant.
Roscanvel lança quelques pointes d’humour galant qui semblèrent faire mouche.
Le koulibiac de saumon et les pommes de terres lui permit de complimenter encore la cuisinière. Il défit discrètement un bouton de sa veste qui menaçait d’éclater sous la pression de son estomac. Ayant repris un peu de contenance, il osa se lancer.
« Comme je suis encore en permission pour une semaine ici, me serait-il permis de vous revoir Anna ? Une promenade en ville en votre présence serait-elle chose possible ? Si vous montez à cheval, nous pourrions profiter du beau temps pour aller nous promener dans la campagne… Avec moi, vous ne risquez rien, je serai votre laisser-passer autant que votre chevalier servant… »
Magda fit la traduction à voix basse à Anna qui le regarda en souriant de ses grands yeux bleus. Elle approuva d’un petit signe de la tête. Roscanvel en frémit de contentement sur sa chaise. Quelle chance il avait, décidément !
Puis on apporta le dessert, les prianiki et les boubliki avec une vodka au miel, et lorsque Roscanvel parut à bout de résistance physique, Magda prit son air le plus triste pour demander un tout petit renseignement au Lieutenant.
« Vous qui êtes Gendarme, pourriez-vous nous aider… Un sauf-conduit nous est indispensable pour aller voir nos parents qui sont restés dans une petite localité non loin de Smolensk. C’est pour leur apporter des provisions et ces étoffes à vendre sur le marché qu’Anna s’est rendu là-bas il y a quelques jours. C’est qu’ils sont vieux et malades, presque privés de tout… Cette guerre est terrible… C’est bien triste que tout cela… Sans notre aide, nos pauvres parents n’auront bientôt plus rien…. Avec les combats, les temps sont durs et les pillages sont incessants… Comme toujours, ce sont les civils qui souffrent le plus dans cette guerre… S’il vous plait Monsieur l’officier… Je sais que vous êtes quelqu’un de compréhensif… »
Si Roscanvel avait eu du papier et une plume, il eut signé tout de suite. Une larme lui vint presque devant la détresse morale des deux sœurs.
« Les pauvres ! Privées de leurs parents qui sont sans ressources et malades… » songea-t-il.
Discrètement, la servante apporta de quoi écrire et Magda aida Roscanvel à se lever afin qu’ils passent au salon pour s’installer devant le samovar et la cheminée, et finir cette merveilleuse soirée avec une autre bouteille de vodka. Revenant aux préoccupations plus précises qui lui importaient, Magda revint à la charge avec sa feuille de papier, de l’encre et une plume :
« Tenez, j’ai justement ce qu’il faut… Une petite signature de votre part nous serait très précieuse… Nous passerons à la prévôté demain y faire apposer le tampon réglementaire et nous pourrons bientôt revoir nos chers parents pour les apporter le nécessaire dont ils ont tant besoin… Grâce à vous ! Vous êtes la bonté même mon ami !»
« Spaciba ! » lui glissa Anna à l’oreille en déposant un délicat petit baiser sur sa joue.
Roscanvel crût défaillir. Il lui prit la main et y posa un autre baiser. Vraiment, aurait-il pu croire un instant que c’est à Krasnoïe que sa vie allait enfin changer ? Tout est parfois si simple dans la vie quand tout s’arrange et que le destin est merveilleux…
Pourtant, quelques verres plus tard, Roscanvel sentit que ses jambes ne le portaient plus du tout. Son esprit s’envolait tandis que son corps tombait à la renverse. Tout se dérobait devant lui, tout se dédoublait. Il fut bientôt incapable de maîtriser le moindre de ses gestes. Il se rendit à peine compte qu’on le déposait à l’arrière d’une carriole et qu’on le ramenait à son auberge.
Il se souvient de l’aubergiste qui râlait et pestait en le portant. Deux hommes lui retirèrent ses bottes en le déposant dans son lit. Et puis un grand trou noir. Plus rien. Roscanvel disparut dans le pays des limbes et ne refit surface que douze heures plus tard.
Le violent mal de crâne dont il souffrait au réveil lui fit regretter de ne pas avoir emmené le docteur Le Braz dans ses bagages.
« Décidément, je ne m’habituerai jamais à leur vodka. »
Emergeant doucement, il retrouva peu à peu ses esprits lorsqu’il plongea la tête dans un baquet d’eau froide et descendit prendre un grand bol de café noir.
Les souvenirs de la soirée de la veille étaient confus et partiels mais Roscanvel se souvint qu’Anna lui avait promis une promenade en ville. Anna, le rayon de soleil de sa vie ! Pour elle, il allait tout lâcher, il allait repartir de zéro.
Il était encore tôt, dans une heure il serait prêt et passerait la chercher chez elle.
Il fut quelque peu surpris en trouvant la maison fermée et les volets clos. Il frappa quelques coups à la porte, attendit, mais personne ne répondit.
« Sont-elle encore endormies ? Bah, les deux sœurs auront sûrement été faire une petite promenade… Elles ont fermé la maison pour éviter de tenter les pillards. »
Roscanvel voyant ses projets du jour contrariés, se décida après avoir traîné un peu en ville, à aller faire un tour au bureau de la prévôté pour y prendre les nouvelles du régiment.
Le sous-officier de garde fut surpris de le voir venir.
« Vous ici, mon Lieutenant ? Déjà revenu en ville ? Vous auriez oublié quelque chose ? »
Roscanvel fronça les sourcils. Il y avait des détails qui lui échappaient. Etait-il possible que ce sous-officier le confonde avec un autre ?
« Que veux-tu dire, Brigadier ? Tu dois te tromper, je n’ai pas quitté la ville de la journée… »
« Pourtant, mon Lieutenant, deux infirmières sont venues ce matin faire tamponner un sauf-conduit signé de votre main et les autorisant à emmener un blessé russe jusqu’à l’hôpital de Vilna… Un Capitaine, je crois, qu’on avait capturé il y a une semaine devant Smolensk… Il était mal en point, mais ces russes sont coriaces et… »
Roscanvel l’interrompit d’un geste.
« Que dis-tu Brigadier ! Deux infirmières ! Un sauf-conduit signé de ma main ! Et quand sont-elles passées ? »
« Ce matin, aux premières lueurs de l’aube. L’une des deux m’a dit que vous deviez les accompagner et que vous ne seriez de retour que demain. »
« Connais-tu le nom du blessé ? »
« Non mon Lieutenant, mais on vous le donnera sûrement à l’hôpital »

Roscanvel eut bien la confirmation qu’un Capitaine Russe grièvement blessé avait été transporté de l’hôpital pour être emmené jusqu’à Vilna, ce matin, par deux infirmières. Leurs papiers étaient en règle et on les laissa partir. « Capitaine Michail Shevchenko et les infirmières Alexandrovna, deux soeurs… »
Il est toujours désagréable de se rendre compte qu’on vient de se faire avoir sur toute la ligne.
« Elles ont presque une demi-journée d’avance sur moi et connaissent bien mieux le pays. Les partisans vont les cacher… Il est blessé mais ça m’étonnerai qu’ils passent la ligne de front avant un bon bout de temps… Tant pis ! J’ai autre chose à faire que de leur courir après… Nous nous retrouverons peut-être un jour… »
Roscanvel venait d’essuyer une blessure, moins visible que celles qu’il avait reçues au combat, et plus insidieuse cette fois. Le genre de blessure à l’âme qui laisse plus de traces qu’on ne l’imagine. Une blessure difficile à guérir, mais le temps efface toute chose. Ses illusions venaient de s’envoler et cette blessure d’amour-propre le laissait sans force et dépité. Anna avait retrouvé son beau Capitaine et s’était jouée de lui. Il lui faudrait certainement du temps pour oublier son visage.
Mais, s’il savait déjà que la guerre rend les êtres capables de beaucoup d’actions héroïques, il venait de découvrir que l’amour permet aussi de remporter de grandes batailles…


Demande d’incorporation du Lieutenant Pierre Roscanvel à la Garde Impériale

Le Lieutenant Roscanvel faisait les cent pas dans le couloir menant au bureau des effectifs. Il s’arrêta un instant, réajusta sa tenue, replaça correctement la jugulaire de son bonnet en poil d’ours qu’il n’avait pas l’habitude de porter, - « c’est moins facile que le bicorne de la Gendarmerie » songea-t-il, - et attendit que le grenadier à l’entrée du bureau de recrutement ne l’autorise à entrer.
Droit comme s’il avait avalé un fusil modèle 1777, Roscanvel fit les trois pas réglementaires dans la grande salle, salua le drapeau à sa droite et pivotant du talon droit et de la pointe de sa botte gauche, refit face à l’officier recruteur. Il salua de nouveau et se mit au garde-à-vous. Il retira son couvre-chef qu’il plaça entre son buste et son bras gauche, et, le regard aussi inexpressif que possible, il déclama sans à coups ni hésitations sa demande d’incorporation.
- « Monsieur le sous-officier La Bédoyère, j’ai l’honneur de vous transmettre ici ma demande de changement d’affectation. Ayant servi dans le régiment de la Gendarmerie Impériale depuis mon arrivée sur le front de Russie, je souhaite mon transfert au sein de la Garde Impériale, régiment qui correspond mieux à mes aspirations. J’ai rempli préalablement le questionnaire d’incorporation, que je vous remets, afin de satisfaire les formalités du bureau des effectifs. Je suis actuellement en permission et j’ai informé ce soir même la Gendarmerie Impériale, de ma mise en disponibilité. Voilà pourquoi vous ne me trouvez plus dans un uniforme de ce régiment. J’ai sous mes ordres l’Adjudant Orso Della Rebbia, mon adjoint qui est aussi fier de ses origines corses que peut l’être l’Empereur ainsi qu’une compagnie de voltigeurs que commande l’adjudant Henri Cadiou. Nous avons également dans notre bataillon, un service de santé performant, une ambulance volante bâtie sur le modèle de celle de Monsieur le Chirurgien en Chef Percy, et que dirige le docteur Anatole Le Braz. »
« Voici mes états de service :
Lieutenant Pierre Roscanvel, matricule 14317, sait lire, écrire et compter. Taille 187 centimètres.
Formation militaire : recrutement de Loire Inférieure, bureau de Nantes. Arrivé sur le front de Russie le 28 novembre 1812. Incorporé au sein de la Gendarmerie Impériale comme Aspirant-Gendarme le 18 décembre 1812 ; officialisé comme Gendarme après une période probatoire, le 3 février 1813.
Quatre blessures au combat, trois victoires à mon actif dont une unité d’artillerie éliminée au corps à corps lors d’un assaut de nuit mémorable.
Décoré de la médaille du courage de la Gendarmerie Impériale le 3 février pour son action sur la rivière Tchirskaïa, secteur dit « du Nez », après capture d’un drapeau ennemi.
Passage dans le grade supérieur validé le 29 mars.
Motivations pour rejoindre la Garde Impériale… »
Roscanvel marqua un temps d’arrêt. Il n’était pas de ceux qui crachaient dans la soupe. Il n’avait pas envie de se montrer déloyal ou arrogant vis à vis de ses anciens camarades de combat. Il ferait preuve d’un devoir de réserve naturel. La Gendarmerie l’avait accueilli, la Gendarmerie l’avait formé, la Gendarmerie était comme un premier amour de jeunesse, une belle histoire qui ne s’oublie pas, dont on gardera peut-être longtemps le goût si particulier de la nostalgie quand on pense au chemin que l’on a parcouru dans une vie d’homme. Mais Roscanvel avait envie de goûter à un autre commandement. Il ne se voyait pas faire toute la campagne dans un seul régiment. Il voulait voir autre chose. Son ouverture d’esprit commandait autant que sa soif de découverte. Le Lieutenant Roscanvel ne comprenait plus que la Gendarmerie demeure à part dans le dispositif de la Grande Armée. La victoire ne s’obtiendrait que si tous les éléments de la Grande Armée marchaient ensembles. Il ne voulait pas, non plus, marcher en indépendant ; Roscanvel avait longtemps disserté sur ce sujet polémique et voulait trouver un régiment avec des officiers supérieurs capables. La Garde correspondait, il en était sûr, à ses attentes. Il avait toujours été attiré par son prestige immense et il avait aussi besoin de reconnaissance dans une unité qui ne soit par en marge de l’armée. Les querelles partisanes ne le concernaient pas. Il n’avait pas vocation à être un réprouvé.
Roscanvel espérait que ses officiers comprendraient ses motivations et qu’on lui laisserait une chance.
« J’ai eu le plaisir de combattre en première ligne aux côtés de certains officiers de la Garde Impériale, qui auront pu, je l’espère lire mes missives de rapports de combat. J’ai apprécié sur le précédent théâtre d’opérations la valeur des troupes de Monsieur de Saint Sauveur, dont l’artillerie, en particulier, avait été pour nous autres, biffins trop souvent sacrifiés en première ligne, un immense réconfort. »
Roscanvel tendit la lettre mentionnant ses états de service à l’officier, reprit le garde-à-vous, et attendit les questions qui ne manqueraient pas de suivre sa demande. La gorge sèche après ce long discours, il avait besoin d’aller se désaltérer au plus vite. Il n’avait jamais été à l’aise dans les salons dorés, au milieu des officiers supérieurs aux uniformes chamarrés. Il savait que sa venue dans la caserne de la Garde ne passerait sans doute pas inaperçue, et qu’il avait un bagage qui ne plaidait peut-être pas en sa faveur ! Qu’importe, Roscanvel était un homme de terrain, il aspirait au plus vite à rejoindre ses hommes et un nouveau secteur du front. La Garde voulait des officiers présentant un profil atypique, il correspondait à ce profil. Il voulait rejoindre une unité aux effectifs plus importants pour mettre en pratique ses conceptions du combat. Sa permission venait de commencer, il ne rejoindrait le front que dans une semaine mais l’inaction forcée lui pesait déjà.
La guerre, la lutte d’homme à homme, l’odeur de la poudre, le sang, c’était des drogues dures dont il ne pouvait plus se passer.


Les loups de Jukovka

La nuit était tombée sur Jukovka.
Au soir de son premier jour sur le front de la Garde, le bataillon Roscanvel avait mené un raid contre la première ligne Russe. Ses voltigeurs avaient ouvert le bal et les compagnies de ligne d’autres bataillons de la Garde avaient suivi. La compagnie Roscanvel avait achevé une unité russe moribonde. La mission avait été menée à bien et les deux compagnies ciblées avaient été anéanties. Les combats furieux avaient permis d'arrêter les Russes un jour de plus. Mais la contre-attaque avait été rude, l’ennemi vexé d'avoir été pris par surprise avait lancé ses compagnies en avant, tirant sur tout ce qui se trouvait devant lui. Quatre attaques avaient failli avoir raison de son audace. Sa compagnie ne comptait plus désormais que 106 hommes. Roscanvel et ses hommes s’étaient retranchés dans les bois et ils avaient attendu la peur au ventre, la charge ultime qui mettrait un terme à leur existence, pendant vingt-deux heures.
Mais "Yvan" avait compris la leçon et avait sagement préféré rester chez lui. Ils avaient la vie sauve cette fois encore.
Les rescapés de la compagnie Roscanvel avaient pu se replacer et fêtaient comme il se devait, leur victoire sur le destin.
On entendit d'abord le couinement d'une bombarde, puis les binious kozh furent de la partie.
"Petra zo, paotred ? Ur fest-noz !" (Qu'est ce que c'est, les gars ? Un fest-noz!)

"Ya, ma Letenant !" lança en rigolant Rouzic. Il grimpa sur une caisse de poudre pour s'en faire une estrade improvisée, et tandis que les musiciens entamaient une gavotte, commença à chanter :
"Nozvezh kentañ ma eured me 'moa kommandamant,
Dont da servij a Roue, ret eo bezañ kontant,
Dont da servij ar Roue da soutenn an arme,
Met ma dousig Fransoazig ne ra nemet gouele...
"

Un autre soldat se joignit bientôt à lui et il poursuivirent leur Kan ha diskañ, sous les cris et les applaudissements des autres soldats. Bientôt une chaîne d'une trentaine d'hommes, coude à coude, se forma et rythma par ses piétinements, le chant ancestral qui montait des cœurs. Ils retrouvaient là, à des milliers de kilomètres de chez eux, le sens de leur existence, la camaraderie du combat, l'amitié qui unit ceux qui souffrent et luttent ensemble.
« Tavit tavit Fransoazig tavit na ouelit ket,
'benn un daou pe un tri bloaz, me teuio c'hoaz d'ho kwelet,
Met tri bloaz oa tremenet nag ha pevar ivez,
Hag ar martolod yaouank ne oa ket deuet da vale...
»

Le vin ne fut pas long à couler à flot. Une joyeuse beuverie allait remonter le moral des soldats, "Ar Gour" - les Hommes-, comme ils se nommaient eux-mêmes, avaient soif. Deux grands brasiers allumés serviraient à réchauffer les âmes et à montrer aux russes qu'on n'avait plus peur d'eux.
Levant sa bouteille, Roscanvel leur lança :
"C'hwi a zo bleizi eus Koad Jukovka" (Vous êtes les loups du bois de Jukovka !)
Une immense clameur monta bientôt à travers les arbres.
Le nouveau fanion de la compagnie serait désormais une tête de loup, noir sur fond blanc, entourée d'hermines.


Le théâtre des Ombres

Dès que l’annonce des premiers engagements de l’offensive de la Garde furent connus, l’infirmerie dépêcha sur le champ de bataille ses ambulances mobiles et ses « würst ». La section d’infirmier de la Garde prit position à proximité de la première ligne, dans une isba abandonnée que l’on improvisa infirmerie, et les blessés purent y être amenés rapidement. La compagnie Roscanvel du Bataillon des Fusiliers-Chasseurs de la Garde, ayant mené le premier assaut dans la nuit avait subi de lourdes pertes et fut y conduite à l’aube.

Le docteur Le Braz plongea les mains dans la grande cuvette d’eau tiède qu’un infirmier venait d’apporter. Il frotta longuement ses paumes les unes contre les autres et s’essuya en attrapant le seul morceau de son tablier qui était encore à peu près propre. L’infirmier reprit la cuvette d’eau rougie qu’il alla déverser dehors tandis qu’un autre jetait des poignées de sable au sol afin d’absorber le sang qui s’y était répandu en nappe. Quelques charrettes faisaient la navette pour remplir leurs tonneaux dans le Dniepr, non loin en contrebas, qui serviraient autant à abreuver les blessés qu’à laver les plaies. Le fleuve, grossi par la fonte des neiges, charriait des carcasses de chevaux morts et des cadavres de russes, auxquels personne ne prêtait attention. Les combats sur la rive Nord du fleuve s’achevaient par un nettoyage en règle, mais l’ennemi avait intensifié sa résistance au sud.

Le Braz regarda autour de lui les blessés couchés, les opérés abrutis de laudanum et de rhum, et ceux livides et en état de choc qui attendaient encore de passer sous la lame de son scalpel. Il opérait sans relâche depuis sept heures ce matin. La compagnie anéantie s’était repliée avec soixante hommes valides soutenant autant de blessés. Il lui en restait encore près de la moitié à soigner.
Un panier plein de membres coupés insultait la vue des âmes sensibles mais personne à l’infirmerie ne prêtait plus attention à ce genre de macabre amoncellement. Les cris des blessés qu’on opérait à vif, les gémissements, le râle sourds des mourants, le tintement métallique des instruments qui s’entrechoquaient, le bruit obscène des chairs qu’on tranchait, tout cela enveloppé dans une atmosphère écœurante de vapeurs d’alcool, de sang, de sueur et d’excrément, et sans oublier le bourdonnement des mouches qui venaient se régaler. Voilà ce qu’était le poste avancé de l’infirmerie du régiment, le quotidien désespérant de ces hommes qui tentaient avec abnégation d’apporter un peu de soulagement aux troupes. C’est là que la compagnie Roscanvel avait échoué. Le lieutenant y avait été amené au petit matin par l’ambulance mobile et attendait hagard, fiévreux et pâle comme la mort, que le médecin s’occupe de sa blessure.
Le Braz vint prendre des nouvelles de l’officier. Il examina la plaie au thorax et fit signe à deux infirmiers de venir installer doucement son blessé sur la table.
Lui posant la main sur l’épaule, il le rassura.
« Tout va bien se passer… Faites-moi confiance… Nous allons extraire la balle et vous prendrez le premier convoi de blessés en partance pour l’hôpital de Vilna. Il faudra être courageux et me promettre de tenir. La route est longue et les pluies ont rendu le chemin particulièrement difficile. Nous essayerons de vous caler le mieux possible pour que les cahots de la route ne transforment pas ce voyage en calvaire. Si vous avez de la famille au pays, peut-être serait-il bon d’écrire une dernière lettre… Je sais que vous vous accrocherez mais le risque d’infection est grand, et vous serez absent longtemps. Le docteur Percy s’occupera de vous là-bas. C’est un homme bon et attentionné avec les blessés… »
Roscanvel avait du mal à respirer et chaque inspiration lui brûlait la poitrine. Le sang avait envahi le poumon perforé qui se dégonflait comme une baudruche. Sa côte fracturée saillait de la plaie, et des fragments avaient éclaté les parois du poumon droit en plusieurs endroits vraisemblablement. Il fallait à tout prix extraire la balle et fermer la plaie. Par chance aucune artère vitale n’avait été atteinte. S’il guérissait, il faudrait de longues semaines avant qu’il ne puisse à nouveau exercer son commandement.
Le blessé fut couché sur le côté gauche, torse nu, et Le Braz commença la palpation du dos. La balle tirée d’assez loin n’avait pas traversé et fut aisément repérée sous la peau où elle faisait saillie.
« Vous êtes vernis mon ami ! » s’exclama le docteur. « Un centimètre plus haut et elle aurait été coincée derrière l’omoplate… De là, je n’aurai pas pu la voir ! »
Le médecin commandait par ordres brefs.
« Scalpel… Sonde… Pince… Ah ! la voilà !… Serrez les dents lieutenant car je vais l’extraire sous peu… Charpie infirmier ! Epongez, je vous prie… »
D’un geste lent et précis, Le Braz se saisit de la balle qu’il sortit victorieusement.
« Et voilà ! »
Le chirurgien fit installer le blessé sur le dos et commença l’exploration de l’orifice d’entrée de la balle, renouvelant ses ordres et ses manœuvres instrumentales. Chaque inspiration et expiration du blessé faisaient sortir de l’air par le poumon perforé, et faisait mousser le sang qui s’échappait de la large plaie béante. « Rape ! Je dois réduire la pointe de la côte pour éviter qu’elle ne perce la cicatrice… Pince ! Epongez ! »
Au bout de quelques minutes d’efforts, il arracha au lieutenant Roscanvel une ultime plainte en retirant le dernier fragment de cote cassé.
« Celui-là fait bien trois centimètres ! Je vais vous faire un pansement bien compressif. La plaie semble nette, néanmoins il faudra surveiller de près la suppuration. Je ne vais pas suturer pour que la plaie se draine. »
Roscanvel esquissa un faible sourire en guise de remerciement pour le médecin tandis que les infirmiers le faisaient asseoir. De ses lèvres desséchées ne sortaient plus aucun son. Il avait le souffle court et sifflant et chaque inspiration était comme un coup de lance asséné sur le côté. La douleur était en passe de le submerger complètement. Le Braz donna les instructions aux infirmiers :
« Donnez-lui à boire un peu de vin avec quelques gouttes de laudanum. Il faudra veiller à changer le pansement tous les jours, à laisser le blessé au soleil le plus possible, et à bien le nourrir pour espérer une guérison.
Puis se tournant vers Roscanvel : « Bonne chance Lieutenant, peut-être nous reverrons-nous…»
Il fut pansé et on le plaça assis contre le mur de l’isba afin qu’il pût mieux respirer, sa tête commençait à tomber sur l’épaule de son voisin, un grenadier à qui il manquait une main. Le Braz vint constater que le blessé s’était assoupi peu après et reprit le cours de ses interventions.
Tous les blessés ayant été triés et pansés, les moins amochés et ceux pouvant marcher, furent renvoyés à pieds jusqu’à l’infirmerie du régiment pour attendre leur guérison complète. Les autres, ceux pour qui on avait encore un espoir de guérison, les amputés où ceux qui nécessitaient un suivi médical important, prirent la route de Krasnoïe. Les médecins et infirmiers repartiraient sous peu sur leur würst, en direction d’un autre secteur où des blessés avaient besoin d’eux. Le long convoi de plusieurs ambulances et charrettes de blessés se mit en route dès que les brancards furent chargés. Ceux-là étaient réexpédiés ensuite vers l’hôpital de Vilna où ils auraient peut-être une chance de survivre et de se remettre de leurs blessures, ou d’être définitivement réformés. Quant aux autres, les moribonds et les intransportables, on les veillerait en attendant leur trépas. Les tombes étaient déjà creusées.
À la première étape, Krasnoïe, on en retirerait encore dix pour cent n’ayant pas passé le cap des deux premières nuits. Le grand champ au Nord de la ville où l’on avait creusé les fosses pour y placer les morts par rangées de vingt, semblait être une plaie ouverte en permanence dans la terre russe.
Krvava gruda ! Plodna zemlia ! Sol ensanglanté ! Terre fertile !

À Krasnoïe, Roscanvel eut le temps d’écrire une dernière lettre à ses parents.

Sur la route de K… à V…
Chers parents,
Voici de si longs mois déjà que je vous ai quitté pour aller accomplir mon devoir, là-bas sur le front de cette lointaine Russie. Ce Tzar qui défie notre Empereur mérite qu’on lui fasse regretter sa fourberie ! Le destin a voulu me plonger dans cette grande aventure, et malgré mes souffrances, je me dois de ne rien regretter. J’ai été blessé hier et je suis expédié avec un gros convoi de blessés vers un hôpital de l’arrière où l’on s’occupera de moi. Ma blessure est sérieuse et la cicatrisation sera sans doute longue. Je n’écris pas, je suis encore trop faible, je dicte à l’un de mes infirmiers qui me couve comme un nouveau-né.
Le médecin craint une infection du poumon et avec ce temps humide, les conditions sanitaires sont trop difficiles à l’avant. Le voyage sera rude, mais je tiendrai.
Si le malheur voulait… mais je ne laisserai pas la Grande Faucheuse me dérober mon âme aussi facilement !, si le malheur voulait que je ne revienne pas sachez que mes dernières pensées iront vers vous et notre Bretagne natale que je garde près de moi en pensée, chaque jour. Mais chassons ces mauvaises pensées car ces vous revoir prochainement qui m’importe ! J’aurai le droit de demander une permission d’ici trois mois et si ma convalescence est terminée comme je l’espère, je rentrerai au Pays pour être près de vous naturellement.
Ici la vie est rude et le climat si différent de la douceur de notre terre. Songez que nous avons passé cinq mois dans la neige et plusieurs nuits, le gel a cassé des arbres autour de notre bivouac. Mes Grognards sont admirables de courage et de ténacité. Je suis bien entouré et à la Garde nous ne manquons de rien. L’Empereur est même venu nous rendre visite et le moral ici est au plus haut.
Mes chers parents, je vais vous laisser et tâcherai de vous donner plus de détails lorsque je serai enfin dans ma chambre d’hôpital. Mon infirmier se transformera peut-être alors en infirmière…
Je vous embrasse de tout cœur.
Votre Pierre


L’infirmier pris la lettre, la cacheta et la remit au bureau du vaguemestre à Krasnoïe

Après le choc de la blessure, les douleurs et le traumatisme de l’opération à vif, l’épreuve suivante paraissait presque insurmontable. Il fallait arriver vivant jusqu’à Vilna en suivant la route ravinée par les pluies. Une fondrière de trois cent kilomètres de long qui engluait les convois dans la « raspoutitsa » russe, le dégel du printemps qui transformait le pays en un océan de boue engloutissant tout.
Assis dans l’ambulance avec trois autres blessés, le dos calé contre la paroi de bois, Roscanvel encaissait et subissait son calvaire. Il n’avait qu’une envie, que tout cela cesse, qu’on le laisse là sur le bord du chemin. Il avait joué sa vie et perdu. Ainsi était le destin des soldats. Chaque tour de roue ravivait sa plaie et faisait naître dans sa poitrine une douleur indicible, tandis que la charrette glissait à droite et à gauche et que les conducteurs avaient du mal à extraire les sabots des chevaux, parfois enfoncés jusqu’à mi-jarret dans la boue. Il en vint à souhaiter une mort rapide pour abréger ses souffrances.
Le convoi s’arrêta quelques heures dans une petite bourgade pour soulager les chevaux, et les blessés furent installés comme on put dans l’église du village. On leur servit un bol de bouillon de cheval où surnageait un peu de chou et quelques morceaux de pomme de terre. Il se força à boire malgré sa faiblesse grandissante, sur les injonctions de l’infirmier. C’est dans la nuit que la fièvre le pris. Sa blessure au thorax l’empêchait de respirer et il avait le souffle court, haletant. Il réprima du mieux qu’il put, une toux assassine qui l’aurait achevée. La vie s’échappait de son corps à chaque souffle. Il n’avait plus envie, une lassitude extrême s’emparait de tout son esprit. Son corps n’était plus qu’une enveloppe de souffrance que rien ne commandait plus.
Et la raison le quitta peu à peu, son esprit se mit à partir, à flotter au-dessus de lui. Il frissonna longtemps puis le délire s’empara de lui. La sueur l’inonda et ses paroles d’abord faibles et hachées se transformèrent en un long râle et des gémissements. D’autres blessés qui ne pouvaient dormir demandaient aux infirmiers de faire taire ce blessé en train d’agoniser et qui les empêchaient de reprendre des forces. On lui donna un peu d’eau avec quelques gouttes de laudanum pour apaiser ses souffrances et le faire dormir. Il n’entendit pas les infirmiers dire en hochant la tête que le jeune lieutenant ne passerait pas la nuit.
Il vit des ombres danser autour de lui, des silhouettes qui ne lui étaient pas inconnues et s’étonna de les rencontrer ici. L’adjudant Hobé, mort il y a trois mois, lui souriait ; il revit aussi le Vice-Prévôt De Dare dont la voix forte résonna à ses oreilles très distinctement dans les rues en flamme de Brugnov. Il revit Anna Alexandrovna qui lui proposait une promenade à cheval aux alentours de Krasnoïe. Mais elle était au bras du capitaine Andréossy, un peu gêné de le voir ainsi affaibli et qui lui demanda s’il voulait reprendre des pirojki et de la vodka au poivre. Il appela longtemps mais les ombres ne lui parlaient pas. Les ombres étaient plus nombreuses, discutaient gravement entre elles et semblaient vouloir l’emmener.
« Ne nech’oc’h ket gant-se… Gortozit un tamm… Me a zistro bremaïk… »
Pourquoi était-il là au bord de cette falaise ? Comment ferait-il pour sauter ce précipice ? Pourquoi son corps était-il séparé maintenant en morceaux qui bougeaient tout seuls ? Le docteur Le Braz tentait de les rassembler et de les recoudre mais les morceaux se détachaient et reprenaient leur sarabande. Il pouvait passer sa main entière dans sa plaie au thorax et arrivait à sentir son cœur battre. Il le pressa de sa main et parvint presque à l’arrêter complètement. Il allait enfin pouvoir l’arrêter s’il pressait un peu plus fort. Mais un coup dans le bras le fit stopper. C’était le sergent-chef Le Goff qui riait à gorge déployée avec un large trou à la place du front. Il tendit la main et toucha quelque chose de flasque et tiède qui émis un grognement. Pourquoi Le Goff ne commandait-il pas à la compagnie de se déployer sur deux rangs ? Les Russes arrivaient et il fallait se mettre en position de combat, d’urgence. Il était étendu sur une litière de paille qui prenait feu et il ne pouvait bouger ! Il allait brûler vif sans pouvoir s’échapper. Il tenta de hurler, de se débattre car les ombres étaient revenues et avaient commencé à le saisir par les pieds. Puis quelque chose de dur s’abattit sur son crâne et tout cessa après un cri bref. Les ombres disparurent et le vide l’engloutit. Il n’y avait plus de souffrance, il n’y avait plus de corps, il n’y avait plus d’esprit, il n’y avait plus rien. Le néant, le vide. Roscanvel sombra dans un coma salutaire.
Le silence revint dans l’église et les soldats blessés épuisés laissèrent échapper quelques soupirs et remercièrent l’infirmier et son coup de crosse salvateur.
Après quarante-huit heures où il fut entre la vie et la mort, Roscanvel se réveilla à l’hôpital de Vilna. Le Chirurgien Percy avait réouvert sa plaie et drainé l’abcès au poumon qui menaçait de l’emporter d’une septicémie. Il avait cautérisé largement la blessure au feu, tentative désespérée de la dernière chance pour le sauvé. Et le troisième jour, la fièvre baissa, il put à nouveau s’alimenter un peu et parler.
Il ressemblait à un mort-vivant revenu par miracle d’outre-tombe. Le visage mangé par une barbe de quatre jours, les joues creusées, des cernes qui lui défiguraient le regard, il n’était plus que l’ombre de lui même. Mais une étincelle brillait toujours dans ses yeux. Il eut la force de faire un geste en direction de l’infirmière qui était à proximité. Il ne connaissait pas encore ce visage qui lui souriait mais Roscanvel aurait beaucoup de temps pour le découvrir.
Il vivait.
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Francois Marie Hobé (Mat. 14317)
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