Que fais-je ici ? … La boue, le froid, le sang, la neige… Les morts… les morts… des dizaines, des centaines…
Où sont passés le soleil et les vignes de ma Catalogne… Où est passé la terre de mes ancêtres… Près de deux ans, depuis mon entré à l'école militaire, que je n'ai connu que l'entraînement au combat, le sang et la mort.
Cela fait 9 mois que je n’ai pas revu ma famille, mon frère, mes parents. Mon pays me manque, mes amis me manquent, tout me manque.
Bien loin est le temps de l’école des sous officiers… Les rires et soirées entre camarades.
J’ai l’impression que cela c’est passé il y a des dizaines d’années.. Pourtant notre sortie de l'école ne date que d’un an.
Sur 20 élèves de notre promotion, tous entre 18 et 20 ans, dix-sept ont été mobilisé en Russie, neuf y ont déjà laissé la vie en moins d’un an.. Clerc, Moujeau, Fernand, Lévy, Gariticceli et Maret, tous les six sont tombés lors de notre campagne sur la Vénitienne. Clerc et Moujeau happés par l’artillerie, Fernand et Gariticelli ont pas supporté le froid, leurs membres gelés n’ont cédé..
Rien que d’y repenser cela me donne des sueurs froides.. Maret a été victime d’une offensive de l’infanterie russe, lors d’un repli, lui et ses hommes sont tombés dans une embuscade.. Lévy quant à lui a été chargé avec ses hommes par une centaine de Cosaques.. Cette campagne a vraiment été terrible..
Guillon et Klein sont tombés il y a tout juste un mois… Une mort stupide… foutue climat ! Pourquoi ne m’ont-ils pas écouté, pourquoi ont-t-ils voulu traverser cette rivière.. La glace était trop fragile.. Je le leur avais pourtant dit… Leur poids… il était beaucoup trop important, près de 280 français sont morts noyés ou gelés... Guillon et Klein étaient parmi eux... les autres ont réussi à rejoindre la berge, certain n’ont pas passé la nuit. Quand je pense qu’ils se disaient heureux de la fin de l’Hiver et de la fonte de la neige...
Sur dix-sept en Russie nous ne sommes plus que douze, chacun de nous se demande qui sera le prochain à partir. Jantey a été le suivant.. il est tombé il y à peine trois jours, son corps frappé par un boulet d’artillerie russe…
La vie est courte, trop courte.. Surtout en Russie. Le décès de Jantey m’a fait prendre conscience de cela.
Aussi aujourd’hui 9 juin 1812 j’ai décidé d’écrire mon journal, afin qu’il reste quelque chose de moi, un souvenir, au cas où je serais le prochain que la mort déciderait d'emporter. Qui sait, cela arrivera peut être dans plusieurs mois, quelques semaines ou même demain.. J’ai appris à vivre avec cela ces dernières semaines, chaque jour peut être le dernier, il faut profiter du temps présent. Si l’on ne l’accepte pas, alors la peur peut nous prendre sur le champ de bataille, et alors tout est fini pour nous.
- "La guerre, on ne la fait pas : c'est elle qui nous fait."
[Jean-Paul Sartre]