par Francois Marie Hobé » Lun Déc 20, 2010 12:23 pm
3ème partie
Comment se déroula leur triste épopée durant les quinze jours qui suivirent ? Le Tallec garda tête baissée lorsqu’il s’agit d’en relater les détails. La liberté n’est pas toujours comme on l’a imaginée.
Leurs vivres s’épuisèrent bientôt et ils furent contraints de se rapprocher d’habitations pour piller de quoi survivre. Comme des bêtes traquées, leur attitude se radicalisa. Ils attaquèrent des isbas isolées ce qui les fit repérer et peu à peu leurs traces furent pistées.
Une escarmouche avec un groupe de Cosaques rencontré par hasard, se solda par une fuite désordonnée et l’abandon dans la neige de Lerain, qui avait eu malencontreusement la cuisse brisée par une balle. Un peloton de Gendarmes à cheval le retrouva quelques jours plus tard offert aux corbeaux et aux bêtes sauvages, pendu par les pieds à un arbre, éviscéré, les mains et le visage partiellement brûlés. Son agonie avait dû être longue.
La guerre répond à des règles mais qui n’avaient plus cours ici.
Que devinrent les six autres ? Dubois tenait le groupe par la force. Il organisait le rationnement des vivres avec Pouzauges, et les portions diminuaient de jour en jour. Parfois, ils réussissaient à prendre au collet un renard ou un rongeur ce qui agrémentait un peu leur maigre ordinaire. Ils avançaient tant bien que mal mais le pays immense et la crainte de la capture leur faisaient prendre des chemins à l’écart des voies de communication. Tous se rendaient compte que les distances ici ne correspondaient pas à ce qu’ils avaient l’habitude de faire chez eux. Le moral de Talensac, Pichois et Le Tallec diminuait à vue d’œil. Même Gendron se demandait s’il n’aurait pas mieux fait de rester dans son unité.
Ce fut Pichois qui acheva de briser l’unité de façade.
« Ecoute, Citoyen Dubois… Tu nous avais promis la liberté, qu’elle n’était qu’à un jet de pierre, et qu’il ne fallait qu’un peu de volonté pour arriver jusqu’à la frontière Polonaise. Regarde où nous sommes : perdus au milieu de nulle part et encore bien loin de la frontière... Tu t’es trompé ou tu nous as trompé. En tout cas, pour moi, j’ai bien réfléchi, je ne vais pas plus loin. Je crois que je préfère encore moisir au chaud dans une geôle de chez nous et le ventre plein, que de continuer sans espoir de revoir un jour mon village… Je suis fatigué de cette errance de bête sauvage. Je repars vers l’Est, où je trouverai bien une route qui me conduira vers une ville. Bonne chance à vous… »
« Tu n’iras nulle part » répondit Dubois, qui sortit un pistolet, l’ajusta à dix pas et lui troua la cervelle d’une balle.
Les autres se regardèrent abasourdis.
« Pas d’autres volontaires ? » demanda Dubois en rechargeant son arme.
« Alors l’incident est clos ! Reprenons la marche… »
Le Tallec comprit peu après que le rationnement se révélait moins sévère dès que le groupe diminuait en nombre. Il se demanda si les prochains sur la liste ne seraient pas lui et Talensac, égorgés pendant leur sommeil pour économiser deux parts, et dont les loups viendraient ensuite dévorer la carcasse abandonnée dans la neige. Il en eut des sueurs froides. Il fallait agir vite et trouver un stratagème pour échapper à Dubois et ses compères.
La providence vint mettre son petit grain de sable dans cette affaire, tandis qu’il était plongé dans de sombres pensées.
Une petite colonne de fumée apparut au loin devant eux, de l’autre côté d’un bois.
Contrairement à leurs habitudes passées de prudence qui les faisait marcher à distance des habitations, cette fois ce fut Pouzauges qui insista et réussit à convaincre le meneur.
« Une isba ! On y va ! Cette fois, je sens déjà la soupe chaude qui nous attend ! »
La lassitude extrême qui affligeait ces hommes et l’idée de trouver un abri au chaud pour la nuit emporta l’unanimité.
Les cinq hommes approchèrent prudemment de l’isba. Ils attendirent quelques temps cachés à distance, puis voyant que rien d’anormal ne se passait, décidèrent d’y entrer en force. Dubois ouvrit la porte d’un violent coup de pied, suivit par Gendron, son sabre briquet à la main, hurlant dans une grande envolée théâtrale : « Que personne ne bouge !… »
Le Tallec et Talensac suivirent, avec Pouzauges, qui fermait la marche, baïonnette au canon.
Dans ce gourbi pouilleux qui sentait le chou et la crasse, au milieu de poules, d’une vache, et de paille douteuse, vivait misérablement une famille de moujiks. Le père, la mère et deux enfants âgés d’une quinzaine d’années. Le fils, sorti pour aller relever des collets à quelque lieues de la maison, était absent.
À l’intérieur, ce fut la stupeur en voyant entrer en force ces cinq soudards, sales, hirsutes, les visages hâves, amaigris et mangés par une barbe de quinze jours. Les Russes, terrorisés, ne parlant pas un traître mot de français, criaient apeurés, qu’on les laissa en vie.
Dubois frappa d’un coup de crosse dans le ventre, celui qui semblait être le père. Le père ou le grand-père, car il est vrai que l’homme paraissait assez âgé. Mais la misère vole toujours au moins quinze ans de vie à ceux qu’elle harcèle au quotidien. Il s’effondra sur le sol de terre battue, plié en deux, le souffle coupé.
Dubois, voyant qu’il n’y aurait pas de résistance s’installa à table. Dans un coin de la pièce, deux femmes, la mère et la fille, pleuraient en suppliant le ciel qu’on les épargne.
Pouzauges attrapa sèchement la mère par le bras et lui fit comprendre que les hommes avaient faim et qu’il fallait les servir. La kacha fumait dans une marmite dans l’âtre. Cinq gamelles de bois se remplirent et on n’entendit bientôt plus que le bruits de mandibules. S’essuyant la moustache d’un revers de manche, Dubois appela encore la femme et fit rapidement comprendre par geste ce qu’il cherchait. Elle apporta une bouteille d’alcool de grain, un tord-boyau maison qui le ravit, et dont il s’envoya de grandes lampées avant de passer la fiole au reste du groupe.
Rassasié, ayant mangé et bu, d’autres idées primaires lui vinrent à l’esprit. Il fit le tour de la pièce, s’approcha de l’âtre et alluma son brûle-gueule avec un tison. Un rictus ignoble déforma bientôt sa lèvre, trahissant chez lui l’idée d’un mauvais coup imminent. La jeune fille qui était tapie dans un coin avec sa mère fut bientôt l’objet de son attention.
« Allez ! Vient par ici ma jolie !… Je vais te faire découvrir le meilleur de la vie…»
Il l’empoigna par les cheveux et la traîna vers une paillasse, tandis que la pauvre fille se débattait en hurlant et que ses parents suppliaient Dubois de la laisser. Son pistolet braqué vers eux, il les maintint en respect. Les autres n’osèrent pas lever les yeux de leur gamelle.
Pouzauges intervint pourtant.
« Qu’est-ce qu’il te prends, Dubois ? Laisse-là !… C’est qu’une gamine… »
« Te voilà bien devenu sentimental Pouzauges, attends, tu auras ta part après moi !… »
Et d’un geste sec, il déchira ses vêtements laissant apparaître une peau juvénile douce et laiteuse, une poitrine déjà abondante, ferme et délicate qui le laissa un instant en arrêt tandis qu’il contemplait la beauté de la jeune Russe.
« Toi, ma jolie, je vais… »
Il n’eut pas le temps de finir sa phrase que d’un violent coup de pied dans le bas ventre, elle s’était dégagée et qu’elle courait vers la porte.
Les autres, à table, encore assis, furent long à réagir.
Dubois, courbé en deux, poussa un long gémissement. Il se reprit bien vite, alors que la fille avait ouvert la porte de l’isba et s’enfuyait dans la neige, à demi-nue.
« La garce !… Bon sang !… Qu’est ce que vous foutez !… Rattrapez-là !… » hurla-t-il aux autres, en proie à une colère terrible.
Le Tallec et Gendron se levèrent d’un bond et sortirent en courant derrière la fille.
« Et tuez-là !… » hurla Dubois tandis qu’il reprenait ses esprits.
Gendron, après une course rapide, la rattrapa au bout d’une centaine de mètres. Il fut bientôt à sa hauteur et plongea pour la déséquilibrer. Il roulèrent tous les deux dans la neige épaisse, tandis que la fille criait à l’aide. Gendron prit rapidement le dessus et la maîtrisa, lui bloquant les mains de sa grosse poigne. D’un geste rapide, il sortit un long couteau de sa ceinture.
« Attend !… Ne fait pas ça ! » hurlait Le Tallec qui arrivait hors d’haleine après lui.
Gendron regarda fixement la fille qui n’osait plus bouger et répétait doucement « pajalousta, pajalousta (s’il vous plait)… »
Au même moment, Piotr, le fils aîné, revenait de chasse. Il était accompagné de deux autres chasseurs. Ayant entendu des bruits inhabituels dans l’isba, les trois hommes s’étaient tapis le long du mur, leur hache à la main. Des étrangers étaient là et cela n’indiquait rien de bon. Le plus âgé fit signe d’attendre le moment propice avant d’agir. Quand ils virent sortir en courant, la jeune fille, suivie peu après par deux soldats français, ils comprirent l’urgence de la situation. Des cris, des hurlements, un coup de feu qui retentit. « Davaï ! » Les trois Russes entrèrent d’un bond dans l’isba où régnait une situation compliquée. La fumée de la déflagration obscurcissait la pièce et rajoutait à la confusion.
Le père, profitant d’un instant d’inattention des français, s’était rapproché de la cheminée ; il avait saisi une bûche enflammée qu’il avait jetée sur Dubois en le maudissant. Celui-ci, surpris, avait pu l’éviter de justesse mais elle avait atterri sur le visage de Talensac qui hurlait de douleurs. Dubois, ivre de haine, avait déchargé son pistolet sur le père qui s’était effondré en se tenant le ventre.
Pouzauges vit l’arrivée des trois hommes dans l’isba et cria « Attention ! ». De son fusil, il réussit à bloquer le coup de hache de Piotr qui allait s’abattre sur lui. Talensac, aveuglé et courbé au sol, ne put éviter l’assaillant qui lui brisa la nuque. Il s’effondra sur le sol comme une masse, le corps secoué de quelques soubresauts, raide mort.
Dubois s’était ressaisi. Avec un tabouret, il réussit à détourner l’attaque du troisième, lui balançant son poing dans la figure et l’envoyant valser dans la paille. À toutes jambes, il s’enfuit hors de l’isba.
Pouzauges, cerné, appelait vainement à l’aide, réalisant tardivement que son compère l’avait abandonné.
« Dubois !… Dubois !… À moi !… Ne me laisse pas !… »
Au loin, Gendron et Le Tallec virent Dubois s’enfuir dans une direction opposée à la leur et disparaître dans le bois. Il fallait agir vite, la partie était perdue, les Russes seraient bientôt sur eux. Mieux valait filer et laisser Dubois seul, et le plus loin possible. À deux, ils avaient peut-être une chance de rejoindre un avant poste français et de se rendre.
« Assomme la fille et foutons le camp !… Viens, Gendron, c’est perdu ! Dépêche-toi !… »
« Cette garce nous trahira ! Tant pis pour elle… »
D’un geste rapide, il planta sa lame dans la poitrine de la jeune fille qui émit un cri étouffé. Elle agonisa rapidement. Ils laissèrent le corps dans la neige qui rougissait doucement et s’enfuirent à toutes jambes.
Pouzauges fut la dernière victime de cette misérable aventure.
Blessé, il ne put résister longtemps, et les Russes lui firent payer, à la Cosaque, la mort des infortunés paysans.
Attaché, les mains dans le dos, il fut traîné nu dans la neige, jusqu’à un lac gelé. Là, un trou assez vaste pour le passage d’un homme fut creusé dans la glace, et Pouzauges, déjà à demi-mort y fut plongé tête la première. Il ne mit pas longtemps à succomber dans l’eau glacée. Son cadavre gelé sous la glace resta visible tout l’hiver. Les paysans vinrent souvent y emmener les enfants afin de leur raconter cette tragique histoire et comment il fallait régler leur compte aux déserteurs de l’armée Française.
Après deux jours de marche, Le Tallec et Gendron furent soulagés de rencontrer un peloton de Gendarmes à cheval plutôt qu’un escadron de cosaques. On les ramena à Polotsk pour y être jugés.
Quand à Dubois, nul ne retrouva sa trace et on ne su jamais ce qui lui était arrivé. Les superstitieux disent que ce démon avait la peau trop dure pour les loups et qu’il vit encore dans l’épaisse forêt, sous une autre forme qu’une forme humaine…
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Epilogue.
Je terminais mon rapport pour le Juge suprême au petit matin et envoyais une estafette le porter rapidement. Avec un peu de chance, je pouvais faire commuer la peine de Le Tallec, qui n’avait été dans cette triste histoire qu’un suiveur, un naïf qui s’était laissé embobiner par des crapules. Peut-être n’était-il pas trop tard ? Je l’espérais, en tout cas. Pour Gendron, il n’y avait aucunes circonstances atténuantes et celui-là au moins devait payer pour ses crimes.
Entre-temps, je désignais, comme convenu les douze hommes qui devaient composer le peloton d’exécution, ainsi que l’officier qui se chargerait de commander le feu.
Je n’attendis pas la réponse du juge. J’avais fait ce que j’avais pu pour éclaircir et préciser le rôle de chacun. On m’attendait pour d’autres missions à l’état Major. Je laissais les dispositions à prendre et la suite des opérations à mon adjoint. J’avais d’autres chats à fouetter
Quelques jours plus tard, une simple missive m’informa que la sentence avait été exécutée et les deux hommes avaient été passés par les armées dans la cour de la prison de Polotsk. Le Maréchal Ney en personne avait souhaité faire un exemple pour marquer la troupe. Chacun connaissait maintenant le sort qui était réservé aux déserteurs.
Le Tallec avait laissé une lettre que j’étais chargé de transmettre à sa famille. Il s’excusait pour son comportement et exprimait pour ses parents, les regrets d’avoir souillé leur honneur et leur nom.
Fallait-il ainsi faire encore endurer une autre épreuve à ces pauvres gens ? La vérité leur apporterait-elle du réconfort ?
Je pris la lettre et la brûlais. La Russie, tel un monstre, engloutissait les hommes et nul ne sortirait indemne de cette aventure. Qui pouvait prévoir sa façon de se comporter demain et ce que chacun deviendrait ? Le bien, le mal étaient ici intimement liés. Peut-être, un jour, serait-il temps de raconter tout cela. Mais pour le moment, le sceau du secret était préférable.
Je classais l’affaire et retournais à mes préoccupations militaires du moment.