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Les déserteurs

Publié : sam. déc. 18, 2010 6:01 pm
par Francois Marie Hobé
Les déserteurs

Je pris connaissance, parmi divers rapports arrivés sur mon bureau dans la matinée, d’un courrier annonçant à l‘ensemble des officiers du régiment, que deux déserteurs allaient être passés par les armes dans quelques jours.
La sentence était sans appel. Un peloton d’exécution de douze hommes désignés d’office, devait être préparé par le commandant d’unité, c’est à dire par moi-même. La nouvelle ne m’enchanta guère car je répugnais à ce genre de procédure, mais la loi était la loi !

En lisant le nom de l’un des deux infortunés condamnés, je ne pu m’empêcher de pousser un petit cri de stupeur.
« Ah !... Comment ?… Le Tallec !...»

Je poursuivis rapidement la lecture du rapport afin d’en savoir un peu plus sur cette affaire. Après un procès expéditif, tant les charges qui pesaient sur ces hommes étaient lourdes et forte la nécessité de faire rapidement le ménage, le tribunal militaire avait prononcé la peine capitale.
Les chefs d’accusation étaient nombreux.
Coupables de vol, de meurtre et désertion en temps de guerre, les soldats Le Tallec et Gendron allaient être passés par les armes.
Leurs complices n’avaient pu être rattrapés ou étaient déjà morts. Ils payeraient pour les crimes du groupe.
Par quel coup du sort terrible ce pauvre garçon s’était-il laissé entraîner dans cette sombre histoire et retrouvé là ?
J’avais connu ce jeune homme simple et timide, il y a quelques temps de cela, alors que sa compagnie venait d’arriver sur le front et qu’il servait sous mes ordres. Il avait été un moment agent de liaison, attaché à mon état major, bien noté et efficace, avant de recevoir une autre affectation lorsque notre marche en avant avait commencé.
Venant d’un petit village proche de chez moi en Armorique, nous avions naturellement évoqué la douceur de notre terre, si loin d’ici, et je prenais plaisir à discuter avec lui dans cette langue de chez nous, si difficile et maîtrisée par bien peu des soldats que je côtoyais sur le front de Russie.

Je décidai d’en savoir plus et me rendis à la prison de Polotsk pour le rencontrer une dernière fois, avant l’heure fatale.
L’endroit n’étant pas loin de mon bivouac, j'y fut en trois heures de chevauchée malgré la boue qui rendait difficilement praticables les chemins, et les cours d’eau gonflés par la fonte des neiges que mon cheval hésitait à passer.
C’était un bâtiment de police austère et gris, où il ne faisait pas bon traîner, non loin du centre ville.
Claquant des talons et saluant, lorsque je me présentais à l’entrée, un planton de service me fit entrer. On me fit patienter quelques minutes, le temps de prévenir le chef de poste, qui s’enquit de l’objet de ma visite surprise et me fit signer un registre.
L’administration française ne laisse rien au hasard et maîtrise tout, toujours, et en tout lieu.
Je suivis un vieil adjudant impavide qui me guida d’un pas traînant, faisant tinter ses clés par habitude, vieux réflexe de garde-chiourme qui a vu défiler des générations de bagnards.
Une odeur âcre de moisi et de renfermé montait à la gorge, et semblait imprégner tout le bâtiment depuis les combles jusqu’aux bas-fonds, depuis des siècles. Nous descendîmes dans les sous-sols humides où, après avoir franchi plusieurs grilles et traversé un long couloir, nous arrivâmes devant une cellule gardée par un factionnaire en arme.
Le gardien tira un verrou et fit jouer deux fois la clé dans la serrure.
« C’est ici » me dit-il.
Il me laissa devant la lourde porte de bois renforcée de métal, qu’il venait d’entrebâiller.
« Vous frapperez quand vous souhaiterez sortir, mon Colonel. Le soldat de garde vous ouvrira ».
Je le remerciais d’un rapide signe de la tête et pénétrais dans l’étroite cellule où se trouvait les deux condamnés.

Dans la pénombre, je découvris les deux hommes silencieux, couchés sur leur paillasse. Ils ne tournèrent même pas la tête lorsque la porte s’ouvrit.
« Soldat Le Tallec… »
« Laisse-nous dormir, Curé, Si tu viens pour l’extrême onction tu t’es trompé de porte… Tu auras tout le temps de t’occuper de nos âme après… Laisse-nous tranquille !… »
D’un petit coup de botte, je le fis sursauter.
« Curé ? Allons donc !… Tu ne me reconnais pas, Le Tallec ?... N’on ket an aotrou Person ! Je ne suis pas le curé… Mais je suis sûr que tu as des choses à confesser !…

La stupeur envahi son visage juvénile. Il se redressa en bafouillant, tentant de reboutonner son uniforme débraillé et de coiffer ses cheveux en bataille. L’autre fit de même, surpris par cette visite inattendue, sentant qu’il y avait peut-être là une dernière carte à jouer pour sauver sa peau.
Mais le dénommé Gendron sentait la crapule à plein nez et méritait son sort sans compassion d’aucune sorte.
Le Tallec tomba à genou devant moi :
« Ah… Quel grand malheur, Mon Colonel !…Mallozh Doue !… Qu’ai-je fait pour mériter pareil sort ?… Si ma pauvre mère le savait, elle ne s’en remettrait pas… Mais, pouvez-vous faire quelque chose pour nous, Mon Colonel ? Vous me connaissez, j’étais un bon soldat… Quelle malchance j’ai eu de rencontrer ce maudit… »
Il s’arrêta, se prit la tête entre les deux mains, et se mit à sangloter.
Je regardais ce qu’il était devenu, une sorte de loque pitoyable qui n’aurait pas fait de mal à une mouche. Plus doux qu’un agneau et perdu comme un enfant au milieu d’un orage.
Je sortis de ma poche une petite flasque de métal et la lui tendis.
« Tiens, bois ! Cela te donnera du courage pour me raconter ce qui t’a conduit ici… »
Je restai plus d’une heure dans la cellule, et Le Tallec me raconta leur triste aventure dans les moindres détails. Lorsqu’il eut terminé, son regard semblait implorer la clémence, chose que naturellement je ne pouvais lui promettre.
« Je vais voir ce que je peux faire », dis-je simplement.
L’air sombre, je le quittai et rentrai à mon bivouac à la nuit tombée, où je m’isolai sous ma tente, demandant à mes aides de camp de ne me déranger sous aucun prétexte.
Je pris plusieurs feuilles de papier et entrepris de relater toute la nuit, à la lueur de la chandelle, tout ce que Le Tallec venait de me raconter.
Ce rapport pourrait peut-être influer la décision du juge si je lui faisait parvenir à temps. Rien n’était moins sûr, mais il fallait tenter la chose.
J’en commençais aussitôt la rédaction.
La nuit allait être longue.


(à suivre...)

Publié : dim. déc. 19, 2010 8:34 am
par Francois Marie Hobé
2ème Partie

« Récit des évènements survenus dans le secteur de .…….. racontés le 21 avril 18… par le Soldat Le Tallec du ……ème de Ligne, et relatés tels qu’il me les a dit dans sa cellule. »

Le 18 février de l’An Mil-huit Cent.……., après que le IIIème corps du Maréchal Ney ait repoussé cinq assauts des Russes sur la rivière ……….., dix hommes décidèrent à la nuit tombée, de quitter leur unité et de tenter leur chance, pour regagner la Pologne et s’y fondre dans la nature.
Leur seul but avoué était simplement de rentrer chez eux, fatigués des combats incessants et du manque de vivres dont ils souffraient depuis des mois.
Ces dix déserteurs n’auraient, pour certains d’entre eux, bientôt plus rien à perdre. Le peloton d’exécution attendait les moins chanceux, tandis que pour les autres, la mort sous les balles russes était un sort plus enviable que la perpétuité aux galères.

Après avoir assommé deux sentinelles qu’ils laissèrent pour mortes dans la neige, ils disparurent dans la nature et marchèrent une bonne partie de la nuit, restant sous le couvert des bois afin de mettre bonne distance entre eux et la Gendarmerie de la Grande Armée.
Seule une rencontre inopinée avec un groupe de Cosaques, aurait pu les arrêter ce soir-là. Même les loups restèrent à l’écart, car l’instinct des bêtes sauvages, lorsqu’elles sentent des prédateurs plus dangereux qu’elles, les incite toujours à la méfiance.
Celui qui s’était imposé chef, un dénommé Dubois, avait rallié quelques maraudeurs et convaincu une poignée d’indécis.
Il avait prémédité son coup depuis quelque semaines, attendant l’occasion favorable pour agir. Dubois s’entendait comme deux larrons en foire avec un marseillais du nom de Pouzauges, lequel n’avait pas son pareil pour dépouiller les blessés et chaparder à la nuit tombée pour s’assurer un peu de confort matériel au détriment de ses camarades.
Ce petit groupe où chacun aurait un rôle, se débrouillerait fort bien tout seul loin de la Grande Armée, selon Dubois.
Son plan était simple, il n’y avait qu’à marcher vers l’Ouest, passer le Niemen et entrer en Pologne jusqu’à une grande ville, pour y trouver ensuite des vêtements civils. Le groupe se séparerait alors et chacun serait libre d’agir à sa guise.

Dubois s’était déjà fait remarquer par diverses action violentes au sein de son régiment, et des rapines répétées chez les paysans qui avaient la malchance de se trouver sur son chemin.
De son propre aveu, sa vision de la guerre était très personnelle, puisque « c’est bien la peine d’aller se faire casser la gueule en Russie, si le commandement ne permet pas de se servir chez l’habitant et de profiter du terrain conquis ». Il fut mis plusieurs fois aux arrêts, mais dans la fureur des combats, il n’y eut bientôt plus de gardiens pour ces tâches subalternes.
On le laissa sans surveillance la nuit, estimant que dans la neige et avec les Cosaques autour, seul, il n’irait pas bien loin.
Mais Dubois ne souhaitait pas être seul. Il organisa avec son compère Pouzauges, leur désertion. Ce dernier fut chargé de recruter des volontaires.
Parmi les dix, trois Wurtembergeois à la fiabilité plus que douteuse ne furent pas les derniers à accepter. Ces alliés encombrants à la mentalité de girouettes, bien décidés à regagner leur contrée par tous les moyens, avaient conclu que leur engagement ici était devenu trop difficile maintenant que la situation n’était plus aussi favorable pour la Grande Armée en Russie.
Pouzauges résuma simplement pour eux les conditions : pourquoi s’en faire !... Leur engagement était devenu caduque et il était temps pour eux de rentrer au pays, ce qui convenait tout à fait à leur vision des choses. Ils furent chargés du ravitaillement, étant dans une section d'intendance, avec à leur disposition du pain en quantité.

Revenons sur le dénommé Dubois. Natif de la Seine inférieure, d’un gabarit modeste mais doté d’une grande force physique, cet homme dans la force de l’âge avait été extrait des cellules du Cherche-Midi où il croupissait depuis deux ans suite à une énième condamnation pour vol.
Pour ce multirécidiviste qui avait déjà du sang sur les mains, la fréquentation des geôles ne remontait pas à hier.
La période troublée de la révolution avait été un vaste terrain de jeu, où, très jeune, il avait fait l’apprentissage de la violence. On n’avait jamais pu clairement établir sa culpabilité dans diverses affaires sordides où quelques bourgeois avaient été retrouvés égorgés et délestés de leur argent. Son physique plutôt avantageux, sa jeunesse alliée à un culot monstre, son bagout et une sorte de sixième sens, lui avaient toujours permis de s’en sortir. Et puis, qu’étais-ce qu’un mort de plus, un fait divers de plus, alors que le rasoir national marchait à plein régime et nettoyait le pays ?
Dubois se faisait aussi le défenseur des grands principes révolutionnaires, artisan du nivellement des classes en éliminant les bourgeois trop ventrus et les profiteurs de l’ancien régime.
Du passé il faisait table rase, appliquant à la lettre les sains principes de la Terreur.
Un bataillon disciplinaire essaya à coup de trique de le remettre dans le droit chemin. Il avait ainsi échappé à la guillotine en raison de son efficacité à traquer le chouan Vendéen. Il fit preuve de zèle et d’une indiscutable cruauté, mais c’était avant tout ce qu’on demandait aux troupes du général Thurreau.
Une peau tannée de soldat Vendéen, offerte comme présent à son Général, lui sauva la mise.

Démobilisé, Dubois se fit oublier. Il fit cent métiers sans jamais pouvoir trouver la stabilité ni réussir à se fixer. Sans foyer fixe, ni épouse qui eut sans doute canalisé son énergie et mis un peu de plomb dans sa cervelle tourmentée, il vécut de menu larcins autant que de mendicité, échappant le plus souvent à la traque de la police, habitué qu’il était d’évoluer comme un rat dans les égouts.
Après divers séjours en prison, on se souvint de son existence lors de la levée en masse : le pays commençait à manquer d’hommes pour le front. Les réfractaires et les déserteurs étaient nombreux. Il fallait racler les fonds de tiroirs.
Un sergent recruteur venu au Cherche-Midi pour y ramasser quelques volontaires avait son destin en main : on laissa à Dubois un choix simple, et trois minutes pour se décider.
C’était soit le bagne par le premier bateau qui partirait pour la Guyane, soit la Russie.
Dubois choisit naturellement les grands espaces. Le Russe étant certainement moins terrible, selon lui, que les maladies et le climat putride de cette colonie-prison.
Il signa l’engagement sous l’œil goguenard du recruteur et des geôliers. On faisait d’une pierre deux coups en envoyant les taulards en Russie car on débarrassait ainsi le pays de la fange qui se laissait entretenir en prison, pour qu’elle y deviennent là-bas des héros qui se feraient tuer pour la bonne cause.

Le grand soir, Dubois qui avait réussi à embobiner deux naïfs qui servaient la soupe, parvint à s’extraire de sa cellule de fortune sans grand mal grâce à la complicité de Pouzauges.
Le groupe de quatre, rejoint par Gendron, Le Tallec et un certain Lerain, opportuniste de dernière minute, s’enfuit rapidement avec deux fusils, un pistolet et une cinquantaine de cartouches, ainsi que diverses armes blanches, pour une longue marche à travers le pays gelé.
Après une course rapide et avoir évité quelques patrouilles, ils s’arrêtèrent dans un bois à quelques lieues en arrière de leurs lignes, pour attendre leurs complices.
Les trois Wurtembergeois les y rejoignirent un peu plus tard, ayant réussi, non sans mal, à s’enfuir. Leurs musettes étaient pleines et c’était là le principal.
Ils arrivèrent, les deux premiers soutenant le troisième, ce qui causa à Dubois une certaine contrariété. L’infortuné blessé avait pris une balle dans le flanc en s’enfuyant, et souffrait le martyr. Cela compliquait la situation.
On l’installa le long d’un arbre et des tractations s’engagèrent entre les membres du groupe. Il n‘était pas possible de faire marche arrière pour aller chercher un médecin, lequel de toute façon n’accepterait pas de s’occuper du blessé.
Dubois et Pouzauges voulaient repartir rapidement tandis que les deux Wurtembergeois souhaitaient s’arrêter là pour le reste de la nuit et faire du feu pour cautériser sa plaie.
Le ton monta. Dubois et Pouzauges, ayant chacun un fusil, prirent rapidement le dessus sur les deux valides qui furent frappés à coup de crosse et jetés à terre.
Dubois, afin d’économiser les balles et de ne pas attirer l’attention, planta rapidement sa baïonnette dans le ventre du premier, ce qui donna l’occasion à Pouzauges de faire de même avec le second. Le blessé épouvanté, qui commençait à crier pour appeler à l’aide fut rapidement égorgé par Gendron d’un large coup de sabre briquet, lequel marqua là son esprit d’initiative et son envie de bien faire.
Dubois en fut très satisfait. La coopération entre alliés n’était pas sa préoccupation première. Il ne s’encombrait pas de palabres inutiles.
Les trois cadavres furent rapidement dépouillés et leurs corps recouverts de branchages et de neige afin de ne pas attirer les corbeaux.
Le groupe reprit sa marche nocturne, s’arrêtant enfin quelques heures dans un abri de fortune, pour s’y reposer lorsque Dubois en donna l’ordre. Les quatre autres, Le Tallec, Lerain, Pichois et Talensac ayant compris qu’il valait mieux faire profil bas et ne pas contredire un caractériel.



(à suivre...)

Publié : lun. déc. 20, 2010 12:23 pm
par Francois Marie Hobé
3ème partie

Comment se déroula leur triste épopée durant les quinze jours qui suivirent ? Le Tallec garda tête baissée lorsqu’il s’agit d’en relater les détails. La liberté n’est pas toujours comme on l’a imaginée.
Leurs vivres s’épuisèrent bientôt et ils furent contraints de se rapprocher d’habitations pour piller de quoi survivre. Comme des bêtes traquées, leur attitude se radicalisa. Ils attaquèrent des isbas isolées ce qui les fit repérer et peu à peu leurs traces furent pistées.
Une escarmouche avec un groupe de Cosaques rencontré par hasard, se solda par une fuite désordonnée et l’abandon dans la neige de Lerain, qui avait eu malencontreusement la cuisse brisée par une balle. Un peloton de Gendarmes à cheval le retrouva quelques jours plus tard offert aux corbeaux et aux bêtes sauvages, pendu par les pieds à un arbre, éviscéré, les mains et le visage partiellement brûlés. Son agonie avait dû être longue.
La guerre répond à des règles mais qui n’avaient plus cours ici.

Que devinrent les six autres ? Dubois tenait le groupe par la force. Il organisait le rationnement des vivres avec Pouzauges, et les portions diminuaient de jour en jour. Parfois, ils réussissaient à prendre au collet un renard ou un rongeur ce qui agrémentait un peu leur maigre ordinaire. Ils avançaient tant bien que mal mais le pays immense et la crainte de la capture leur faisaient prendre des chemins à l’écart des voies de communication. Tous se rendaient compte que les distances ici ne correspondaient pas à ce qu’ils avaient l’habitude de faire chez eux. Le moral de Talensac, Pichois et Le Tallec diminuait à vue d’œil. Même Gendron se demandait s’il n’aurait pas mieux fait de rester dans son unité.
Ce fut Pichois qui acheva de briser l’unité de façade.
« Ecoute, Citoyen Dubois… Tu nous avais promis la liberté, qu’elle n’était qu’à un jet de pierre, et qu’il ne fallait qu’un peu de volonté pour arriver jusqu’à la frontière Polonaise. Regarde où nous sommes : perdus au milieu de nulle part et encore bien loin de la frontière... Tu t’es trompé ou tu nous as trompé. En tout cas, pour moi, j’ai bien réfléchi, je ne vais pas plus loin. Je crois que je préfère encore moisir au chaud dans une geôle de chez nous et le ventre plein, que de continuer sans espoir de revoir un jour mon village… Je suis fatigué de cette errance de bête sauvage. Je repars vers l’Est, où je trouverai bien une route qui me conduira vers une ville. Bonne chance à vous… »
« Tu n’iras nulle part » répondit Dubois, qui sortit un pistolet, l’ajusta à dix pas et lui troua la cervelle d’une balle.
Les autres se regardèrent abasourdis.
« Pas d’autres volontaires ? » demanda Dubois en rechargeant son arme.
« Alors l’incident est clos ! Reprenons la marche… »

Le Tallec comprit peu après que le rationnement se révélait moins sévère dès que le groupe diminuait en nombre. Il se demanda si les prochains sur la liste ne seraient pas lui et Talensac, égorgés pendant leur sommeil pour économiser deux parts, et dont les loups viendraient ensuite dévorer la carcasse abandonnée dans la neige. Il en eut des sueurs froides. Il fallait agir vite et trouver un stratagème pour échapper à Dubois et ses compères.
La providence vint mettre son petit grain de sable dans cette affaire, tandis qu’il était plongé dans de sombres pensées.
Une petite colonne de fumée apparut au loin devant eux, de l’autre côté d’un bois.
Contrairement à leurs habitudes passées de prudence qui les faisait marcher à distance des habitations, cette fois ce fut Pouzauges qui insista et réussit à convaincre le meneur.
« Une isba ! On y va ! Cette fois, je sens déjà la soupe chaude qui nous attend ! »
La lassitude extrême qui affligeait ces hommes et l’idée de trouver un abri au chaud pour la nuit emporta l’unanimité.

Les cinq hommes approchèrent prudemment de l’isba. Ils attendirent quelques temps cachés à distance, puis voyant que rien d’anormal ne se passait, décidèrent d’y entrer en force. Dubois ouvrit la porte d’un violent coup de pied, suivit par Gendron, son sabre briquet à la main, hurlant dans une grande envolée théâtrale : « Que personne ne bouge !… »
Le Tallec et Talensac suivirent, avec Pouzauges, qui fermait la marche, baïonnette au canon.
Dans ce gourbi pouilleux qui sentait le chou et la crasse, au milieu de poules, d’une vache, et de paille douteuse, vivait misérablement une famille de moujiks. Le père, la mère et deux enfants âgés d’une quinzaine d’années. Le fils, sorti pour aller relever des collets à quelque lieues de la maison, était absent.

À l’intérieur, ce fut la stupeur en voyant entrer en force ces cinq soudards, sales, hirsutes, les visages hâves, amaigris et mangés par une barbe de quinze jours. Les Russes, terrorisés, ne parlant pas un traître mot de français, criaient apeurés, qu’on les laissa en vie.
Dubois frappa d’un coup de crosse dans le ventre, celui qui semblait être le père. Le père ou le grand-père, car il est vrai que l’homme paraissait assez âgé. Mais la misère vole toujours au moins quinze ans de vie à ceux qu’elle harcèle au quotidien. Il s’effondra sur le sol de terre battue, plié en deux, le souffle coupé.
Dubois, voyant qu’il n’y aurait pas de résistance s’installa à table. Dans un coin de la pièce, deux femmes, la mère et la fille, pleuraient en suppliant le ciel qu’on les épargne.
Pouzauges attrapa sèchement la mère par le bras et lui fit comprendre que les hommes avaient faim et qu’il fallait les servir. La kacha fumait dans une marmite dans l’âtre. Cinq gamelles de bois se remplirent et on n’entendit bientôt plus que le bruits de mandibules. S’essuyant la moustache d’un revers de manche, Dubois appela encore la femme et fit rapidement comprendre par geste ce qu’il cherchait. Elle apporta une bouteille d’alcool de grain, un tord-boyau maison qui le ravit, et dont il s’envoya de grandes lampées avant de passer la fiole au reste du groupe.
Rassasié, ayant mangé et bu, d’autres idées primaires lui vinrent à l’esprit. Il fit le tour de la pièce, s’approcha de l’âtre et alluma son brûle-gueule avec un tison. Un rictus ignoble déforma bientôt sa lèvre, trahissant chez lui l’idée d’un mauvais coup imminent. La jeune fille qui était tapie dans un coin avec sa mère fut bientôt l’objet de son attention.
« Allez ! Vient par ici ma jolie !… Je vais te faire découvrir le meilleur de la vie…»
Il l’empoigna par les cheveux et la traîna vers une paillasse, tandis que la pauvre fille se débattait en hurlant et que ses parents suppliaient Dubois de la laisser. Son pistolet braqué vers eux, il les maintint en respect. Les autres n’osèrent pas lever les yeux de leur gamelle.

Pouzauges intervint pourtant.
« Qu’est-ce qu’il te prends, Dubois ? Laisse-là !… C’est qu’une gamine… »
« Te voilà bien devenu sentimental Pouzauges, attends, tu auras ta part après moi !… »
Et d’un geste sec, il déchira ses vêtements laissant apparaître une peau juvénile douce et laiteuse, une poitrine déjà abondante, ferme et délicate qui le laissa un instant en arrêt tandis qu’il contemplait la beauté de la jeune Russe.
« Toi, ma jolie, je vais… »
Il n’eut pas le temps de finir sa phrase que d’un violent coup de pied dans le bas ventre, elle s’était dégagée et qu’elle courait vers la porte.
Les autres, à table, encore assis, furent long à réagir.
Dubois, courbé en deux, poussa un long gémissement. Il se reprit bien vite, alors que la fille avait ouvert la porte de l’isba et s’enfuyait dans la neige, à demi-nue.
« La garce !… Bon sang !… Qu’est ce que vous foutez !… Rattrapez-là !… » hurla-t-il aux autres, en proie à une colère terrible.
Le Tallec et Gendron se levèrent d’un bond et sortirent en courant derrière la fille.
« Et tuez-là !… » hurla Dubois tandis qu’il reprenait ses esprits.

Gendron, après une course rapide, la rattrapa au bout d’une centaine de mètres. Il fut bientôt à sa hauteur et plongea pour la déséquilibrer. Il roulèrent tous les deux dans la neige épaisse, tandis que la fille criait à l’aide. Gendron prit rapidement le dessus et la maîtrisa, lui bloquant les mains de sa grosse poigne. D’un geste rapide, il sortit un long couteau de sa ceinture.
« Attend !… Ne fait pas ça ! » hurlait Le Tallec qui arrivait hors d’haleine après lui.
Gendron regarda fixement la fille qui n’osait plus bouger et répétait doucement « pajalousta, pajalousta (s’il vous plait)… »

Au même moment, Piotr, le fils aîné, revenait de chasse. Il était accompagné de deux autres chasseurs. Ayant entendu des bruits inhabituels dans l’isba, les trois hommes s’étaient tapis le long du mur, leur hache à la main. Des étrangers étaient là et cela n’indiquait rien de bon. Le plus âgé fit signe d’attendre le moment propice avant d’agir. Quand ils virent sortir en courant, la jeune fille, suivie peu après par deux soldats français, ils comprirent l’urgence de la situation. Des cris, des hurlements, un coup de feu qui retentit. « Davaï ! » Les trois Russes entrèrent d’un bond dans l’isba où régnait une situation compliquée. La fumée de la déflagration obscurcissait la pièce et rajoutait à la confusion.
Le père, profitant d’un instant d’inattention des français, s’était rapproché de la cheminée ; il avait saisi une bûche enflammée qu’il avait jetée sur Dubois en le maudissant. Celui-ci, surpris, avait pu l’éviter de justesse mais elle avait atterri sur le visage de Talensac qui hurlait de douleurs. Dubois, ivre de haine, avait déchargé son pistolet sur le père qui s’était effondré en se tenant le ventre.
Pouzauges vit l’arrivée des trois hommes dans l’isba et cria « Attention ! ». De son fusil, il réussit à bloquer le coup de hache de Piotr qui allait s’abattre sur lui. Talensac, aveuglé et courbé au sol, ne put éviter l’assaillant qui lui brisa la nuque. Il s’effondra sur le sol comme une masse, le corps secoué de quelques soubresauts, raide mort.
Dubois s’était ressaisi. Avec un tabouret, il réussit à détourner l’attaque du troisième, lui balançant son poing dans la figure et l’envoyant valser dans la paille. À toutes jambes, il s’enfuit hors de l’isba.
Pouzauges, cerné, appelait vainement à l’aide, réalisant tardivement que son compère l’avait abandonné.
« Dubois !… Dubois !… À moi !… Ne me laisse pas !… »

Au loin, Gendron et Le Tallec virent Dubois s’enfuir dans une direction opposée à la leur et disparaître dans le bois. Il fallait agir vite, la partie était perdue, les Russes seraient bientôt sur eux. Mieux valait filer et laisser Dubois seul, et le plus loin possible. À deux, ils avaient peut-être une chance de rejoindre un avant poste français et de se rendre.
« Assomme la fille et foutons le camp !… Viens, Gendron, c’est perdu ! Dépêche-toi !… »
« Cette garce nous trahira ! Tant pis pour elle… »

D’un geste rapide, il planta sa lame dans la poitrine de la jeune fille qui émit un cri étouffé. Elle agonisa rapidement. Ils laissèrent le corps dans la neige qui rougissait doucement et s’enfuirent à toutes jambes.

Pouzauges fut la dernière victime de cette misérable aventure.
Blessé, il ne put résister longtemps, et les Russes lui firent payer, à la Cosaque, la mort des infortunés paysans.
Attaché, les mains dans le dos, il fut traîné nu dans la neige, jusqu’à un lac gelé. Là, un trou assez vaste pour le passage d’un homme fut creusé dans la glace, et Pouzauges, déjà à demi-mort y fut plongé tête la première. Il ne mit pas longtemps à succomber dans l’eau glacée. Son cadavre gelé sous la glace resta visible tout l’hiver. Les paysans vinrent souvent y emmener les enfants afin de leur raconter cette tragique histoire et comment il fallait régler leur compte aux déserteurs de l’armée Française.

Après deux jours de marche, Le Tallec et Gendron furent soulagés de rencontrer un peloton de Gendarmes à cheval plutôt qu’un escadron de cosaques. On les ramena à Polotsk pour y être jugés.
Quand à Dubois, nul ne retrouva sa trace et on ne su jamais ce qui lui était arrivé. Les superstitieux disent que ce démon avait la peau trop dure pour les loups et qu’il vit encore dans l’épaisse forêt, sous une autre forme qu’une forme humaine…

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Epilogue.

Je terminais mon rapport pour le Juge suprême au petit matin et envoyais une estafette le porter rapidement. Avec un peu de chance, je pouvais faire commuer la peine de Le Tallec, qui n’avait été dans cette triste histoire qu’un suiveur, un naïf qui s’était laissé embobiner par des crapules. Peut-être n’était-il pas trop tard ? Je l’espérais, en tout cas. Pour Gendron, il n’y avait aucunes circonstances atténuantes et celui-là au moins devait payer pour ses crimes.

Entre-temps, je désignais, comme convenu les douze hommes qui devaient composer le peloton d’exécution, ainsi que l’officier qui se chargerait de commander le feu.
Je n’attendis pas la réponse du juge. J’avais fait ce que j’avais pu pour éclaircir et préciser le rôle de chacun. On m’attendait pour d’autres missions à l’état Major. Je laissais les dispositions à prendre et la suite des opérations à mon adjoint. J’avais d’autres chats à fouetter

Quelques jours plus tard, une simple missive m’informa que la sentence avait été exécutée et les deux hommes avaient été passés par les armées dans la cour de la prison de Polotsk. Le Maréchal Ney en personne avait souhaité faire un exemple pour marquer la troupe. Chacun connaissait maintenant le sort qui était réservé aux déserteurs.
Le Tallec avait laissé une lettre que j’étais chargé de transmettre à sa famille. Il s’excusait pour son comportement et exprimait pour ses parents, les regrets d’avoir souillé leur honneur et leur nom.
Fallait-il ainsi faire encore endurer une autre épreuve à ces pauvres gens ? La vérité leur apporterait-elle du réconfort ?
Je pris la lettre et la brûlais. La Russie, tel un monstre, engloutissait les hommes et nul ne sortirait indemne de cette aventure. Qui pouvait prévoir sa façon de se comporter demain et ce que chacun deviendrait ? Le bien, le mal étaient ici intimement liés. Peut-être, un jour, serait-il temps de raconter tout cela. Mais pour le moment, le sceau du secret était préférable.
Je classais l’affaire et retournais à mes préoccupations militaires du moment.