L’Adieu aux armes
De sa fenêtre, le vieux colonel Roscanvel regardait le long cortège des renforts et du ravitaillement traverser la ville.
Vilnius au petit matin n’était pas encore en proie à cette frénésie marchande qu’il lui connaissait d’ordinaire. Mais ce calme et ce répit ne seraient sûrement que de courte durée.
Il n’appréciait que modérément les comportements de cette foule avide qui n’avait qu’une idée, gagner un maximum d’argent en un minimum de temps sur le dos de l’armée française en campagne, en vendant hors de prix les denrées de toutes sortes nécessaires à la poursuite de la guerre.
Profiteurs et embusqués, espions et opportunistes de tout calibre lui étaient devenus insupportables. Cette foule veule, avide et corrompue avait été pervertie au plus profond d’elle-même par ce conflit.
Le bruit des bottes martelant le pavé, enflait et allait crescendo. Le chant de marche des recrues fraîchement incorporées qui défilaient fièrement monta bientôt jusqu’à lui.
Roscanvel soupira. La chair à canon rêverait toujours de gloire et de victoires.
Dans 6 mois, combien seraient encore là pour raconter l’enfer dans lequel on les avait jeté sans préparation ? Son corps zébré de multiples cicatrices douloureuses était là pour lui rappeler chaque jour ses combats en Russie.
« Que le Diable les emporte ! » songea-t-il amèrement, tout cela ne le concernait plus.
Il repoussa le rideau et termina de boucler sa malle. Son ordonnance serait bientôt là pour prendre ses effets. L’heure du grand retour approchait. Il avait déjà rangé son vieil uniforme de la Garde et revêtu ses habits de ville.
Une lassitude extrême s’était emparée de lui voilà déjà quelques temps. Les blessures mal cicatrisées, cette tension permanente.
Il avait vieilli, usé par le climat, les longues marches et les combats incessants.
Trois ans de campagne à temps plein, plus de 300 compagnies russes hors de combat, ses fonctions à la tête de la Jeune Garde et de l’Ecole Militaire…
Il estimait avoir déjà rempli largement sa mission en Russie et servi l’Empereur autant qu’il avait pu.
Il avait besoin de repos et de revoir sa terre d’Armorique. Il fallait changer d’air avant de finir comme tous ceux que cette terre avait déjà dévoré et dont la mémoire avait disparu.
L’odeur des embruns et du goémon était un enivrant parfum qui lui manquait trop.
Roscanvel avait demandé à être démis de ses fonctions en Russie et rentrait au pays.
Une longue permission l’attendait.
L’histoire s’achevait ce matin. Il allait oublier les longues nuits de veille, les coups de mains à l’aube, le cri des blessés et le râle des agonisants, le crissement de l’acier et les déflagrations des salves.
L’odeur de la poudre, l’odeur des morts qu’on laissait pourrir au soleil, l’odeur des chevaux après la charge.
La Russie, c’était cela finalement, des sensations, des bruits et des odeurs qui lui collaient à la peau et dont il aurait beaucoup de mal à se défaire. Comme Icare qui voulut toucher le soleil et monter le plus haut possible, il avait eu beaucoup d’espoirs en arrivant en Russie. Il fallait tirer sa révérence au bon moment pour éviter la chute brutale.
Il était temps de rentrer chez lui et de retrouver la douceur de son foyer.
On frappa à sa porte.
Roscanvel se leva et sortit sans se retourner tandis que ses bagages étaient emportés par deux serviteurs.
Il salua une dernière fois son ordonnance et lui remit une petite enveloppe.
« Tenez, vous transmettrez cela à mes compagnons d’arme. Qu’ils sachent que je pense à eux et que je ne les oublie pas naturellement. Je m’en voudrai d’oublier des noms, les noms de tous ceux que la Garde Impériale compte dans ses rangs et que j’ai croisé durant ces trois campagnes… Aussi je ne citerai que mon vaillant supérieur, le Colonel Saint Sauveur.
Qu’il sache que quoi qu’il advienne de lui, de ce que la justice décidera de son sort, je resterai son ami et fidèle à son action.
Qui sait, l’histoire n’est jamais écrite. Un jour peut-être je reviendrai… Mais assez de sentimentalisme, et que je ne vous vois pas verser une larme. Buvez plutôt un coup à ma santé et mettez en déroute quelques cosaques de ma part !
Il est l’heure, on m’attends.
Adieu !… »