La pluie continuait à tomber sur le camp de la Division Romanov. Les nuages lourds et gris faisaient de cette partie de la steppe une terre morne, sans goût et sans saveur. La déprime gagnait les troupes. Les chemins se transformaient chaque jour un peu plus en mer de boue où les essieux des chariots s'enfonçaient, les chaussures disparaissaient et ce maelstrom fatiguait hommes et animaux.
Déjà, de plus en plus de rapports remontaient mentionnant des cas de désertions et, plus graves, des suspicions de suicides. Sentant le phénomène s'accentuer, Kreminskaia passait les consignes de l'aviser de tout cas suspect.
Et le premier cas ne tarda pas à se manifester. Le 15 octobre à 04H00 du matin, l'adjudant de permanence vint tirer Kreminskaia de son sommeil en lui secouant l'épaule.
« Monsieur ! Réveillez vous !! Monsieur !! »
« Dieu, la journée m'a l'air de mal commencer. Putain de pluie, putain de matériel, putain de pays. Qu'est ce qu'il me veut ce vieux Moujik avec sa tête triste à faire pleurer un clown », maugréa Kreminskaia en se levant lentement. Il regrettait sa vie d'avant, celle où il vivait heureux à Novgorod-la-Belle. Il réprima ses sentiments. Se souvenir des moments de joie et de paix lui faisait mal, il valait mieux les oublier ou du moins les laisser de côté.
Des frissons le parcouraient, il n'arrivait pas à se réchauffer, sa tente prenait le vent, le maigre tapis censé l'isoler du sol n'avait qu'un cheveu d'épaisseur et les trous rafistolés à la va-vite sur la toile de tente laissaient passer cette bourrasque glaciale.
Il finit par se lever sous les sollicitations de l'adjudant. Il mit son manteau, ferma les boutons de sa cape et enfila ses bottes.
« Que s'est il passé ? »
« Un accident Monsieur, un triste accident. Venez ... »
L'adjudant se retourna et suivit une direction éloignée des tentes du bataillon de la Rose Blanche. Kreminskaia avait du mal à le suivre, il fallait éviter les piquets des tentes, se repérer aux feux finissants des bivouacs et ne pas se tordre la cheville sur les immondices laissés dans les fossés que le vent, malignement, ramenait constamment sur les chemins. La boue rajoutait à la difficulté et c'est en sueur, les jambes tremblantes, le coeur battant la chamade que les deux hommes arrivèrent en vue d'un groupe de soldats faisant cercle.
Kreminskaia observa ces hommes. Emmitouflés dans des tissus rapiécés de toutes couleurs et de toutes matières, on ne voyait, dans le feu de leurs torches, que des yeux mi-clos et résignés.
A l'arrivée des deux soldats, le cercle des hommes s'ouvrit et au centre, se trouvait un corps allongé à même le sol.
Un des hommes présents pris la parole :
« Bonsoir, Officier, voici Vlassili KONOPATCHKY, mon camarade. Nous faisions partie de la même escouade au sein des milices levées il y a peu à Pskov. Le pauvre était abattu et ne cessait de réclamer sa famille, sa mère et ses soeurs. Son corps et son coeur n'étaient pas préparés à affronter nos dures conditions de combat et de vie. Vois Officer, il s'est tué cette nuit, après s'être éloigné de notre campement. Ce n'est pas le premier et ce ne sera pas le dernier. Que Dieu nous protège ! »
Le soldat allongé ne devait pas avoir plus de 18 ans. Son visage d'adolescent était d'une pâleur telle qu'il faisait tâche sur la pénombre ambiante. Ses yeux ouverts sur la nuit noire avaient déjà franchi le seuil de l'au-delà. Ses cheveux blonds parsemaient la boue environnante de filaments jaunes et une tâche de sang étoilait sa tête. Son fusil, au chien à l'abattu, était tombé le long du corps, le canon vers le crâne.
En se reculant, on pouvait voir dans la clarté des torches et les premières lueurs basses de l'aube une tâche claire au bas d'une jambe. Baissant le regard, on apercevait alors un pied blanc, nu, se découper sur la noirceur du sol.
L'adjudant expliqua « c'est toujours comme ça, pour les suicides. Le bout du canon du fusil étant trop loin, les hommes se déchaussent et actionnent la queue de détente avec l'orteil pour tirer. Celui-là ne s'est pas loupé on dirait... ».
Kreminskaia se tint coi. Quelque chose n'allait pas. La scène ne collait pas avec ce scénario trop évident. Il ne savait pas quoi exactement, mais son instinct lui disait que tout sentait la préparation. Il faisait trop sombre encore pour y voir précisément mais le visage du mort ne reflétait pas la résignation ou le soulagement, ni même l'angoisse. Du peu entrevu, c'était l'épouvante, la panique qui se lisait sur les traits déformés du jeune soldat.
Kreminskaia ordonna qu'on amène un médecin et un brancard. Il réquisitionna une tente sur le secteur et imposa au médecin de mauvais poil qu'on lui amena, de prendre soin du corps et de revenir ce matin à 10 heures pour l'examiner. Il chargea l'adjudant de permanence d'organiser une garde de cette tente avec défense d'y entrer jusqu'à cette même heure.
Puis Kreminskaia retourna à sa tente se recoucher. Peine perdue, le stress de la marche et de la découverte du corps ne le lâchaient pas. Ses anciennes fonctions civiles au sein de la Section Criminelle du Corps spécial de la Garde à Novgorod lui revinrent en plein visage. Une petite voix narquoise lui disait:
« C'est fini, petit homme, tu n'es plus policier, tu es soldat. Pas un grand soldat, mais un soldat quand même. Ce n'est plus ton rôle de fouiner dans la vie des autres et de jouer au pauvre justicier incompris. Tu as perdu et tu es parti t'engager. N'y reviens plus, ce n'est plus ton travail ! »
Kreminskaïa se leva:« Peste soit de ce mauvais choix. Voyons un peu cette histoire. Si la guerre m'en laisse l'occasion ... »