Episode 1 : Le marcheur solitaire
Archives de la Gendarmerie Impériale – Notes confidentielles
Evènements impliquant le bataillon Roscanvel
récit du Docteur Anatole Le Braz
Histoire du Soldat Le Querré ; 14319ème Cie de voltigeurs
J'avais mis une journée pour arriver jusqu'à cette grande bâtisse sombre qui faisait office d'hôpital de campagne. J'avais suivi la grande route vers l'Est, traversant des forêts vides et inhospitalières pour rejoindre ce village perdu non loin de la ligne de front, laissant pour quelques jours l'hôpital de Vilna et mes blessés qui affluaient toujours plus nombreux. On m'avait fait cherché car le patient que je devais examiner était un cas clinique assez inhabituel et on requerrait mon avis. La description des troubles et les circonstances m'avaient intrigué. Je voulais en savoir plus.
L'homme était là depuis plusieurs jours et son état empirait. Il était passé entre les mains de divers médecins militaires et chirurgiens qui n'avaient pas pu diagnostiquer son mal avec précision.
On craignait une épidémie et l'expérience des maladies que j'avais pu observer lors de la campagne d'Egypte pouvait être d'une aide précieuse.
L'homme s'appelait Jean Le Querré. Il était voltigeur dans un unité de la Gendarmerie Impériale et sa probité ne pouvait être mise ne cause. Il avait été ramassé par des cavaliers en patrouille, incapable de s'exprimer, alors qu'il se terrait comme un rat dans un terrier, aux abords de la grande forêt de Jukovka. Son uniforme en lambeau, sale, hagard, comme abruti, cet homme avait plus l'apparence d'un clochard que d'un fantassin d'élite. Sa section avait disparu. Quand ? Comment ? Dans quelles circonstances ces soldats aguerris avaient-ils pu être rayés des effectifs ? Cela devait être éclairci et trop de zones d'ombres enveloppaient cette disparition soudaine alors qu'aucune présence ennemie n'était signalée dans le secteur.
Les Hussards, méfiants, avaient tout d'abord crû avoir affaire à un déserteur et avaient manqué faire feu sur lui. Ils comprirent bien vite que sa place n'était pas entre les mains de la Maréchaussée mais plutôt entre celles des médecins.
Les infirmiers qui triaient les blessés ramassés sur le champ de bataille, et le médecin qui l'avait examiné, paraissaient désemparés devant le cas clinique qui se présentait à lui. Ce blessé qui ne présentait aucune blessure sérieuse : pas de traces de coups de feu ni de plaies par sabre ou baïonnette, avait été laissé un peu à l'écart, comme non prioritaire. Le Querré présentait de nombreuses écorchures, des traces de morsures aux jambes et aux bras, de longues griffures zébraient son dos et ses cuisses. Mais les infirmiers ne savait que faire de lui.
Trancher les chairs, recoudre les plaies, cautériser, tout ça, ils savaient. Mais devant cet homme qui ne réagissait à rien et restait prostré, ils étaient désemparés. Le Querré était allongé sur sa paillasse dans un coin de la ferme servant d'infirmerie, sans vouloir bouger, n'acceptant qu'un peu de vin et de pain.
Ses blessures banales s'étaient infectées au fil des jours sans qu'on comprenne pourquoi. L'homme était pris d'une forte fièvre qui ne faisait qu'empirer d'heure en heure, et qui faisait maintenant craindre le pire. Mais ce qui troublait le plus le médecin, c'était l'expression qui se lisait sur son visage et qui reflétait quelque chose de pire que la peur du combat, quelque chose d'irrationnel, une indicible terreur impossible à surmonter. Cet homme avait traversé une épreuve qui l'avait profondément choqué, le laissant dans un état d'aphasie complet.
La fureur des combats, la proximité de la mort peuvent engendrer des troubles qui ébranlent des esprits fragiles. Était-ce le cas pour cet homme ? Qu'avait-il vécu ? Qu'avait-il vu ? Où étaient ses camarades de combat ?
Je m'approchai de l'homme et reconnut d'emblée l'odeur doucereuse si caractéristique de la gangrène qui ronge un membre putréfié. Cet homme allait mourir ; j'arrivais trop tard. Mais, comme moi, le chirurgien qui l'avait soigné avait été surpris par la rapidité avec laquelle le mal avait gagné cet organisme.
L'amputer ne servirait à rien ; dans son état, le blessé ne supporterait pas l'intervention.
On pouvait tout au plus tenter de cautériser les plaies au fer ; si tant est que faire souffrir encore plus un blessé pouvait être utile à quelque chose.
Je touchais son front brûlant et l'épongeais avec une compresse imbibée d'eau. Le Querré pressentait sans doute sa fin proche et voulut peut-être nous prévenir de quelque chose.
« Parle Le Querré... Tu sais que ton mal empire et que nous ne pourrons sans doute pas venir à bout de cette fièvre... Que t'est-il arrivé ? Que sont devenus les autres ? »
Le Querré me regarda avec des yeux emplis d'effroi. Ce n'était pas la mort qu'il redoutait. C'était après.
Je repris pour le mettre en confiance.
« Je demanderai à l’aumônier de venir te donner l'extrême onction aujourd'hui, si cela peut apaiser tes craintes et tes souffrances ? Et si tu as besoin d'une confession, nous respecterons ta volonté... »
Le blessé fit un effort extrême pour se redresser.
« C'est inutile, Monsieur... Vous ne me croiriez pas... Personne ne peut croire ce que j'ai vu... Mais promettez-moi.... Sitôt la mort venue, ne laissez pas mon corps revenir... »
Sa tête retomba sur la paille. Il ferma les yeux tandis qu'une larme coulait doucement sur sa joue.
Je lui pris la main, lui conjurant de continuer à parler.
« Je ne comprends rien à ce que tu dis... Parle Le Querré !... »
Après une minute, prit d'un spasme qui me fit croire un instant qu'il n'était déjà plus là, Le Querré ouvrit les yeux.
« Promettez-moi... Il le faut... Démembrez-moi et brûlez mon corps sitôt la mort venue... Il le faut... »
Le Querré se tourna sur le côté et ne bougea plus. Je l'entendais qui râlait maintenant faiblement. La mort n'allait pas tarder à venir le prendre.
Je n'avais plus rien à faire là et revins m'entretenir avec le médecin du poste.
« Il n'en a plus pour longtemps. Je ne peux expliquer le mal foudroyant qui l'emporte et qui ne ressemble pas aux épidémies de typhus ou de peste bubonique, telles que je les avais vues en Egypte. C'est peut-être un mal nouveau que nous ne connaissons pas encore. Mais ne prenez pas de risque. Il faut être prudent. Brûlez son cadavre à quelque distance d'ici, loin des regards pour ne pas affecter les autres blessés... Je retourne à Vilna et je ferai mon rapport. Prévenez-moi si vous avec d'autres cas similaires à celui de Le Querré...»
à suivre...