L'odeur acidulée et fleurie n'aura jamais eu de pareil dans tous les pays traversés. L'étendue verte et brune était magnifique, mais cachait un danger ressenti avec une intensité sans précédent. A travers la couche de mousse et végétation de quelques centimètres seulement, tel un tapis uni et jamais foulé auparavant, nous pouvions distinguer les reflets du soleil sur l'eau dormante, cachée.
La tourbe avait laissé place à ce marécage jalonné de troncs antiques noirâtres, de cailloux affleurant et glissant de ce fin lichen ambré. Les oiseaux et moustiques s'y baladaient joyeusement et ces derniers prenaient un malin plaisir à rappeler notre place en ce monde.
Le soldat devant moi glissa et sa botte droite s'enfonça d'au moins trente centimètres. Plantant instantanément son fusil dans la tourbe, une motte molle s'arracha et n'aida guère à lui redonner le peu d'équilibre cherché. Immédiatement, un confrère lui saisit le bras et l'extirpa de ce trou d'eau caché par la couche de végétation flottante.
Nous étions tous à fleur de peau. Dans un terrain ouvert comme celui-ci, nous étions bien trop exposés et il n'y avait aucun moyen de courir sans risquer de disparaître, avalés par le marais.
En file indienne, les soldats essayaient toutefois de faire bonne figure face aux locaux présents en nombre dans les rangs. La distinction était très facile à faire : les soldats Révolutionnaires portaient le bleu et blanc, un uniforme encore propre, leur pas était incertain. Les locaux portaient leurs vêtements de tous les jours et avançaient avec dextérité dans la tourbière. Fermiers, artisans, leurs pantalons et manteaux portaient quelques bandeaux verts ou bleutés. Les hauts de formes et les chapeaux malmenés par les saisons rappelaient ceux du peuple lors de la révolution, caractéristiques des milices.
Par moment, un homme, son long et ancien fusil sur son épaule, courait dans l'autre sens, sautillant sur la végétation comme s'il évitait des trous imaginaires et pourtant bien là. Derrière lui, un jeune garçon blond, au visage sale, un pistolet rouillé à la ceinture et une foultitude de cornets de poudre attachés à une large lanière de cuir, le suivait de très près. Le père, vraisemblablement, hurlait sur des miliciens à l'arrière d'aider les soldats à pousser et tirer le canon. Les roues s'enfonçaient régulièrement et un vieil homme donnait des indications que les soldats peinaient à comprendre tant l'accent et la langue leur étaient inconnus.
Téigh ar aghaidh !
Un soldat s'impatienta, son uniforme trempé de sueurs, le dos douloureux. Il se releva de son labeur et se tourna vers son officier en expliquant qu'il ne comprenait pas ce qu'il racontait et avait l'impression qu'on critiquait le travail des artilleurs sans arrêt. L'officier explosa de rire, peut être afin de détendre l'atmosphère, et rappela au vieil homme de faire des signes plutôt : à droite ou à gauche, oui en effet, c'était plus simple. L'artilleur ronchonna, mais sembla satisfait.
A quelques lieux sur leur flanc, un lac était visible et quelques collines vertes en face. Les quelques deux milles hommes devraient sortir de la tourbière dans une heure ou deux.
Deux étendards flottaient au sein de cette longue armée en marche, bleu et vert.