Quand il vit la bannière de son sous-lieutenant pointer à quelques pas de la cité de Mohilev, le coeur de l'adjudant Louis le Gerrec se serra.
Des larmes de joie lui montaient au bord des yeux... et embuaient son regard gris acier.
Très vite, il dépêcha une estafette à la rencontre du sous-lieutenant Chambrier, son supérieur, enfin de retour sur le front ; des semaines qu’ils avaient été séparés…. Sans aucune nouvelle ou autre signe de vie !
C’était il y a deux mois, sur le front : le sous-lieutenant, courageux mais quelque peu intrépide, s’était porté en avant du front afin d’exercer ses hommes au tir. Or, les hommes du tsar n’étaient pas des lapins, et la mitraille s’abattit rapidement en retour….
Pis encore, une horde déchaînée, constituée de visages marqués par le froid, la vodka et les innombrables mêlées, s’abattit sur les deux compagnies ; on pouvait voir les rictus avides de sang se refléter dans les baïonnettes.
Jean Chambrier, malgré son jeune âge et une relative inexpérience (car garder jusque-là un dépôt de munitions n’avait rien de très formateur), n’avait toutefois pas peur d’en découdre ; et il le prouva. Ses unités étaient formées d’un camaïeu de flamands et de bretons, en l’occurrence une belle bande de têtes de pioche : personne ne rechigna donc à offrir son poitrail à l’ennemi, et la rumeur raconte que l’on vit l’un d’entre eux baisser ses guêtres et offrir la partie la plus charnue de son anatomie à l’ennemi.
L’air hautain de ces jeunes gens fit redoubler la fureur de leurs bourreaux et très rapidement la compagnie du sous-lieutenant s’écroula sous le nombre….
L’adjudant Le Gerrec tenta une manœuvre de dégagement, aidé par l’appui feu des hommes du IIIe CA : grand bien lui fit, car il sauva ainsi la moitié de ses hommes d’une mort certaine… mais au soir des combats, il ne vit plus aucune trace de son officier supérieur, la neige avait enseveli les corps vaillants tombés au champ d’honneur !!
Mais aujourd’hui, au plus grand étonnement de tous, le sous-lieutenant effectuait son grand retour sur le devant de la scène et l’adjudant, lorsqu’il entra sous la tente de campement de son supérieur, avait hâte de lui narrer ses exploits !!
- Mon lieutenant, c’est bien vous !! Quelle joie de vous revoir !
- Eh oui, mon fidèle Louis, c’est bien moi : j’ai cru mourir au soir de cette bataille, et peut-être cela aurait –il dû finir ainsi, l’honneur m’a quitté depuis bien longtemps ! Jean Chambrier paraissait accablé et semblait avoir perdu cette lueur qui luisait au fond de ses yeux, au moment de quitter la garnison de Dunkerque afin de venir grossir les rangs des hommes en route vers les terres russes.
- Mon lieutenant, l’honneur est sauf : en votre absence, le IIIe corps m’a pris sous son aile pendant un temps, afin de me refaire une santé et de m’initier aux finesses du front russe : j’ai pu en découdre avec l’ennemi, et compte déjà trois victoires à mon actif, dont un vieux cuirassier russe ! Vous êtes vengés, je me suis même permis de leur prendre une bannière qui ornera fièrement un des petits salons de l’Etat-Major de notre grande Armée !!
- Bravo, mon ami !! or, dans la tête du sous-lieutenant, il y avait de la jalousie : depuis son départ de l’infirmerie, qu’avait-il fait ? Un détour par le front de l’Est pour y voir un agglutinement de compagnies et un bourbier sans fin… une altercation avec un capitaine adjudant major à propos d’une route encombrée… des marches forcées, et surtout de tonnelets de vodka pour lutter contre ce froid….ce froid, ce froid si intense….
- Mon lieutenant, eh oh, mon lieutenant… ??
- Oui, mon bon Louis…
- Je vous disais à l’instant que nous allons fêter ces retrouvailles, et demain nous irons au front, vous y aurez, j’en suis certain, votre heure de gloire.
- Tu as raison, mon Louis, allons fêter ça, cette nuit sera peut-être notre dernière…
Et ils rassemblèrent les 2 unités, en direction des faubourgs de Mohilev…