Premier rapport: fin juin 1812.
- Monsieur le Duc de Rovigo !
Dès que l'huissier annonce l'entrée du duc, je me lève de mon fauteuil, et regarde vers l'entrée du couloir.
René Savary entre alors. C'est lui que je viens voir. Et ça n'a pas été facile.
Il s'avance vers moi:
- Monsieur, je vous en prie, suivez-moi.
Je suis aussitôt le duc. Il me fait entrer dans son bureau, et asseoir dans un fauteuil prêt de la cheminée. Lui ferme la porte, précisant à l'huissier:
- Prenez garde que l'on ne nous dérange pas.
Puis il vient s'asseoir dans le fauteuil à moins de deux mètres du mien. Il jette d'abord un coup d'œil vers la porte et vers les fenêtres, puis, rassuré, s'installe confortablement.
- L'Empereur m'a de vous écouter, je vais donc le faire. Mais expliquez-moi d'abord toute l'histoire. Sa Majesté a dit que c'est important; mais refuse de m'en toucher mot.
Je respire un bon coup, et me lance, sortant en même temps quelques feuillets de ma chemise, sur lesquels j'ai assemblée certaines de mes notes les plus importantes.
- Monsieur le duc, c'est bien parce que vous êtes Ministre de la Police que Sa Majesté m'a demandé de vous avertir. Le Ministre de l'Intérieur, monsieur De Montalivet, est trop occupé par la gestion de tout le pays en l'absence de l'Empereur. Vous, monsieur le duc, êtes en charge de la Police, et par conséquent de tout ce qui a trait à l'espionnage et au contre-espionnage, et...
- Au fait, monsieur, au fait ! Je sais déjà tout cela.
- Bien sûr, pardonnez-moi.
Je manque de me mordre les lèvres. Mieux vaut ne jamais énerver un ministre de l'Empereur, même quand celui-ci n'est pas, dit-on, dans les faveurs de Napoléon.
- Ce rapport a trait à une unité militaire qui est actuellement engagée dans la campagne de Russie.
Il me regarde d'un air ennuyé. Ça commence mal. c'est vrai que je n'ai pas grand chose de probant. Il ne m'écoute que parce que l'Empereur lui a demandé.
- Voici quelques jours, un bataillon a rejoint la Grande Armée. Il rassemble pour l'heure quelques centaines d'hommes, sous les ordres d'un certain Lupus, qui au sein de l'armée de l'Empereur a le grade de sous-lieutenant.
Ces hommes semblent en tous points communs aux autres. Seuls particularités: ils sont tous très grands...la plupart atteignent les deux mètres, beaucoup même les dépassent.
Un peu d'étonnement passe dans le regard du ministre. Il est vrai que la moyenne française, pour les hommes, c'est un mètre soixante, environ; ces hommes sont donc exceptionnellement grands.
- Et ils sont tous de l'Est de la France. De Lorraine et d'Alsace, pour être précis. Quelques gens des Ardennes, aussi. Mais c'est tout: ils ne recrutent que dans ces régions, apparemment.
Leur chef est toutefois assez intéressant. C'est lui qui a motivée une enquête, et donc le fait que l'Empereur vous demande de vous intéresser à ce cas.
Cet homme se fait appeler Romanus Lupus. Est-ce son vrai nom ? Je n'en sais rien....et je ne suis certain de rien sur lui. C'est cela qui nous étonne: nul homme de cette unité ne semble avoir de passé derrière lui. J'ai dis qu'ils étaient tous de l'Est de la France: c'est en tous cas ce qu'ils prétendent. Pas un seul d'entre eux n'a laissée la moindre trace dans les registres d'État...
Quant à ce Lupus... Eh bien, voici ce que j'ai trouvé sur lui: il apparaît en 1789, quand il monte avec des gens de l'actuel chef-lieu du département de Meurthe-et-Moselle, Nancy, à Paris, pour prendre part aux évènements. Il arrive toutefois trop tard pour la prise de la Bastille, et repart aussitôt pour Nancy.
En août 1790, il participe à l'insurrection de la ville, qui contestait certains problèmes, et reçut le soutien des régiments de la ville, qui n'avaient pas perçue leur solde. Le Marquis de Bouillé matte la révolte, et Lupus est fait prisonnier. Il est à noter que le marquis a organisé la fuite de Louis XVI en juin 1791, et qu'il rejoindra ensuite l'armée des immigrées, contre notre patrie...
Je souffle un peu. Dieu, je n'aime pas faire des exposés... Ce n'est pas pour rien que je suis dans les services de renseignements de l'Empereur: je préfère écouter que parler.
- Pour ce qui est de Lupus, il lui est proposé de s'engager dans les armées de la Convention, en février 1792, quand la Convention ordonne une massive levée de soldats. Il accepte et est libéré moins d'un mois après.
Il gagne rapidement des galons de sous-officier dans les armées de la république, notamment en Vendée en 1793, où il est connu pour interdire les ordinaires pillages et "punitions"... Il refuse toutefois de faire exécuter les prisonniers, et on lui refuse de passer aux grades qu'il aurait normalement mérité.
Il sera ensuite engagée dans les diverses campagnes de la république, puis du Consulat. Il participe notamment à la campagne d'Italie, puis sert quelques semaines dans l'expédition en Égypte, avant d'être rapatrié, blessé lors d'un raid arabe fin août 1798.
Il se remet lentement de ses blessures, qui, peu graves, ne cessent néanmoins de se réinfecter. Ce n'est qu'en 1810 qu'il peut rentrer de nouveau dans l'armée.
Il la quitte alors, et rassemble ces quelques centaines d'hommes, avant de se poser auprès d'un de ses anciens supérieurs directs, devenu général d'armée, et de demander à être réengagé, mais à la tête de ces mêmes hommes. Ledit général accepte, et...voilà.
Je me tais, et le duc reste silencieux un temps. Puis il se lève, va près de son bureau, et feuillette une pile de feuillets posée dessus.
- Et donc, la seule chose qui vous intrigue, c'est que l'on ne réussit pas à retrouver quoi que ce soir de tangible sur le passé de ces hommes ?
- Eh bien, l'Empereur a jugé cela assez étrange. Toutes les mairies, et à défaut les églises, doivent conserver les archives municipales des naissances, notamment. Or, on ne trouve rien.
- Vous savez que ça peut être dû aux archives perdues lors de la séparation de l'Église et de l'État, non ?
- Néanmoins, chaque membre de l'armée doit être transparent, pour limiter les risques d'espionnage...
Savary se tait de nouveau un temps. Puis soudain, il arrache un morceau de parchemin, et griffonne dessus. Puis il fait venir un messager, et lui remet le parchemin.
- Allez à la ville de Nancy, et remettez ceci à la mairie.
Le messager salue, puis sort. Savary me fait signe de la main: je me lève et m'approche de la porte.
- Autre chose, avant que vous me quittiez ?
- Oui. Si en fait l'Empereur s'intéresse tant à eux, c'est qu'ils semblent plus attachés à l'armée par l'intérêt de la France que par le service de l'Empereur. Ils ont leurs propres uniformes, très sobres, alors qu'ils ont rangés les uniformes réglementaires dans leurs sacs. ET ils chantent en marchant des chants révolutionnaires, ce qui les a fait remarquer plus d'une fois, surtout quand l'Empereur remonte les colonnes en marche pour surveiller les hommes. Un seul chant, en fait: le Chant du Départ.
- Au lieu des chants ordinaires de l'Empire ? Je vois...
Du geste, il me congédie. je sors et on ferme la porte derrière moi. je souffle, dans le couloir vide du ministère de l'Intérieur. Puis j'avance: il me faut reprendre mes investigations...
Décidément, cette entrevue n'avait pas été facile à avoir...quelle chance que l'un de mes oncles par alliance soit dans l'état-major de l'Empereur.