par Jean Bailly » Ven Fév 13, 2009 11:31 pm
8 Décembre 1813 / Forêt de la Rudnia
Blanc... Gris... Blanc... Gris...
Ce froid... Même avec les manteaux d'Hiver, le col relevé à son summum, une épaisse laine recouvrant cou et visage, shako cloué sur le tête, le cordon maintenant fermement le menton barbu, engendrant irritations et démangeaisons, un reliquat d'humidité des jours passés refroidissant les cheveux gras et les oreilles à présent insensibles, même ces manteaux d'Hiver, confectionnés après la première année horriblement catastrophique, ne suffisaient à empêcher le vent d'hérisser le poil.
Les frissons avaient disparu depuis bon nombre de semaines et les mains et jambes restaient la principale occupation des cavaliers, certains ayant déjà été amputés de quelques doigts après l'Hiver dernier...
Onésime Rorlan regarda autour de lui les cavaliers juchés sur leurs montures, tels des statues courbées ne réussissant à bouger la moindre once de corps, les chevaux repoussant de multiples nuages par les naseaux gelés. Un homme retira à la hâte son écharpe pour tousser bruyamment, la toux extrêmement sèche et annonciatrice de mauvais jours à venir. Le mollard était pourpre dans la neige et il ne s'attarda pas à essuyer sa bouche avant de recouvrir son visage.
"Mauvaise mine" était l'expression utilisée matin et soir par les cavaliers pour désigner l'état de leur monture harcelée par le froid, les couvertures de fortunes la plupart du temps gelée ne servant que de coupe-vent dérisoire.
Onésime se cabra sur son cheval pour s'allonger au plus et procurer un peu de chaleur là où la monture n'avait presque plus envie de grogner et hennir d'insatisfaction : presque inutile, mais le cheval se sentait moins délaissé et plus au centre de l'attention de son cavalier.
A travers sa laine épaisse, Onésime était crispé, les mâchoires et les dents l'élançant de douleur tant il mordait fort à chaque coup de vent. Tapotant les flancs et craquelant la glace se formant sur les couvertures, Onésime toujours affalé murmura pour son cheval et ses hommes...
On va bientôt bouger... Je ne t'ai pas sorti aujourd'hui parce que cette balade pouvait être plaisante...
Au sein de la forêt, tout était encore calme ; l'on pouvait entendre quelques détonations sèches et pétarades, mais point encore d'assauts massifs de la part des verts. Une multitude de silhouettes enneigées se pressaient contre les arbres et monticules de neige, frottant de temps à autres, sans conviction, le bois et métal des fusils. Certains fusils semblaient plus longs que les An IX standards et l'on notait les bretelles en buffle ornées de certains voltigeurs, relatant certaines batailles passées depuis leur arrivée en Russie.
Un homme trottinait dans la neige, enjambant mottes épaisses et évitant les compères éparpillés. L'homme emmitouflé de la tête au pied dans son manteau et une laine vraisemblablement trouvée en Russie du fait de sa couleur sombre et tachetée demanda l'officier Rorlan du IIIe Bataillon de la 35° Légion...
Grommelant, Onésime se redressa.
Après quelques échanges, Rorlan fit un signe à l'officier Travers, dirigeant les voltigeurs du même bataillon et la colonne de cavaliers s'ébranla silencieusement, chaque sabot étouffé par l'épaisseur de la neige, malgré les quelques craquelures du givre.
Bordel... Allez on y retourne.
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La compagnie Russe avançait avachie dans la neige, se frayant un chemin entre les arbres, se battant avec chaque monticule plus résistant au poids des soldats que les autres, certains réussissant à marcher dessus, d'autres s'enfonçant de plusieurs dizaines de centimètres, se retrouvant une jambe plus haute que l'autre, l'étendard penchant dangereusement toutes les dix secondes.
Ils galéraient tout autant que la Grande Armée galérait.
Les éclaireurs regardaient leurs bottes, cherchant un passage praticable ne pouvant allier le rôle de guide et de guet.
Rompant brutalement le silence de la marche de la compagnie Russe, le manteau neigeux se mit à trembler, les coeurs se figeant, les regards se pressant vers le Nord, les fusils prêts à être tirés.
Deux éclaireurs tombèrent dans la neige, l'un se tenant la joue avec ses gants enneigés et l'autre restant immobile dans le creux formé par son corps dans le blanc jusqu'à présent immaculé.
Un cri se fit entendre à l'Ouest et un cor annonça une charge, les esprits s'échauffant et se risquant à douter dans ce froid et ce teint grisâtre ambiant. Derrière la brume, les cavaliers sortirent dans un galop agressif, fusils courts en joue.
Le plus dur était à venir pour les Russes. Il fallait reformer les rangs sur le flanc gauche en faisant une rotation rapide afin de faire face.
Or le manteau neigeux était trop épais, les jambes bien que revigorées par la peur et le courage étaient affaiblies et ankylosées par la marche.
La charge fut dévastatrice...
La salve des Chasseurs Montés brisa le début de formation d'une ligne sur le flanc Ouest, les sabres étant tirés immédiatement pour littéralement broyer les soldats empêtrés dans l'Hiver, les chevaux soulevant d'immenses gerbes de neiges, d'horribles craquements surgissant du martèlement lors de leur passage sur les lignes vertes.
Les soldats Russes visèrent au mieux, explosant la mouseline, quatre cavaliers chutant dans la neige dans un son étouffé assez atypique, l'un des chevaux s'écroulant littéralement, le galop irrégulier, cherchant une prise dans les airs de ses puissantes pattes, provoquant une explosion de neige et de glace pour s'immobiliser inerte au sein de l'Hiver.
Peu s'en fallut lorsque le drapeau de le porte-étendard chuta, le tambour de la compagnie s'arrêta aussitôt et l'officier ordonna le regroupement des soldats. La déroute fut totale, un nombre incroyable de soldats encore debout refusant de mener le combat dans ces conditions terribles.
Cette scène valait malheureusement pour la Grande Armée aussi et c'est avec un goût amer que les Chasseurs Montés reçurent l'ordre de tenir la position jusqu'à la relève de l'infanterie.
Bordel je te dis. Ça fait deux ans qu'on se fout sur la gueule tous les jours et on trouve encore le courage de charger sur l'ennemi dans de pareilles conditions.
Le froid, un bordel sans nom...
Colonel Jean Bailly
IIe Bataillon de Gendarmerie Impériale
"Valeur et Discipline"