Gazette de Russie
gazette
27 octobre 1812
ÉDITORIAL
Bonjour à tous et merci d'être fidèles à notre Gazette qui clôt la suite de hors série commencée il y a quelques jours.

Voici, à nouveau, 3 récits d'officiers, remarquables par la qualité de leur plume.

Bonne lecture à tous !
La Rédaction .
separateur
Récits
C'est le Père Leuret... J'en ai mal au ventre...

Le grognement répondait parfaitement à la question. Le barbu aux côtés de l'officier sentait la pisse. Il mastiquait un morceau de bois gelé, agenouillé dans son trou à regarder la forêt alentour depuis voilà plusieurs jours. Son manteau pendait dans la boue durcie par les températures de la nuit et se mêlait aux couleurs grises du ciel et de toutes choses en ce lieu maudit. Sa mine cadavérique derrière les poils hirsutes et emmêlés contrastait avec ses yeux vifs, sondant chaque mouvement, chaque bruit, tel le vétéran qu'il était.
A ses côtés, un fantôme dormait, recroquevillé auprès d'une boîte en bois renfermant les immondices de ces trois derniers jours qu'ils n'avaient encore jeté.

Ce sont les lettres qu'on lui a données la semaine dernière ?

Le barbu cracha une écharde tout en mâchouillant le reste du bout de bois, gardant les mains fixées sur son fusil. La laine ravagée et trempée de ses gants laissait apparaître quelques engelures de ci de là. Il se figea presque instantanément tandis qu'un soldat Français courrait en soulevant des plâtrées de neiges vers le corps du Père Leuret à plusieurs dizaines de mètres de là.
Tout était si silencieux, une brume opaque recouvrant la neige et contournant les arbres pour ne laisser qu'à l'imagination le loisir d'imaginer si les formes éthérées au loin étaient réelles ou non.
Il s'écroula à ses côtés et rampa vers son sac éventré pour ramasser les lettres trempées et les rares munitions et vivres qu'il pouvait trouver.
Un juron sembla conclure le tout alors qu'il revenait presque bredouille, un sac empli de papiers pourris et illisibles à présent.

J'ai mal au ventre...

La détonation rompit le silence ambiant. Le soldat s'effondra sur un roc affleurant alors que sa besace heurtait lourdement la pierre, son fusil disparaissant dans le manteau neigeux épais.
Le barbu se crispa et pointa son fusil avec précaution sans gestes brusques vers la forêt. L'officier sortit son pistolet à percussion ressemblant plus à un tromblon de par sa taille et sa forme évasée, non originelle, de l'embout. Le fantôme se réveilla immédiatement, agrippant son fusil pour se placer derrière le barbu, de longs panaches enveloppant son visage dans une respiration lente et maîtrisée. L'officier les connaissait bien ces deux là...

Regardez vers le Sud Est, Lieutenant, murmura t-il.

Des formes courbées sortaient de la brume au loin pour se cacher derrière les arbres et s'allonger dans la neige, tels des prédateurs en chasse.
L'officier quitta le bord pour regarder sur ses flancs et vérifier les positions de la compagnie. Sur une bonne centaine de mètre, la compagnie était installée derrière des buttes de neiges et dans des trous creusés lors de l'Automne par des Russes de l'Armée du Tsar. Ainsi les soldats s'étalaient de tout leur long dans la neige et derrière n'importe quelle aspérité du terrain formant un arc de cercle grossier. Un soldat ou un sous-officier fit signe au lieutenant... Qu'est ce que cela voulait dire ? Le lieutenant comprit lorsque un soldat du flanc Ouest fit aussi un signe, repris par de nombreux autres soldats : l'attaque serait d'envergure.

... ma mère m'avait dit que les Russes puaient, mais là, je sens leur haleine jusqu'ici, une vraie infection, pire que la décomposition des cadavres de jours précédents...

Le barbu grogna et son compagnon d'armes continua d'insulter les Russes, pensant avancer discrètement vers les lignes Françaises. Le lieutenant leur ordonna de recharger leurs fusils tout en se replaçant sur sa position initiale, le dos courbé, sa tête ne dépassant que partiellement du trou pour voir les manœuvres de l'ennemi.
Voltigeurs... voltigeurs...
Il pointa discrètement du doigt une ombre au loin et le barbu qui finissait de recharger, visa, sûr à présent de la qualité de sa poudre et de la bourre.
Voltigeurs... voltigeurs...
Ils attaquaient avec un effet de surprise gâché ; pourquoi ? Le lieutenant regarda autour de lui rapidement, il renifla l'odeur de pisse du trou en fronçant des sourcils.
Voltigeurs... deux compagnies au moins...
Le barbu releva le chien et attendit patiemment.
L'ennemi quittait à présent le couvert des arbres au loin pour avancer le dos rond vers quelques rochers où le soldat Français aux lettres avait rejoint le Père Leuret.
Voltigeurs... voltigeurs...
Ils vont disposer du couvert des rochers.

Il cria de tout son souffle raclant la neige de son gant comme pour enlever celle qui gênait son champ de vision.

Abattez ces misérables ! FEU !

Gris sur gris, l'arc de cercle explosa et s'enfuma, s'ajoutant à la brume de la forêt.
L'ennemi répondit aussitôt.
Les balles fusaient et sifflaient aux oreilles. La neige se soulevait par moment et des cris ajoutés à des souffles courts s'élevaient dans la pétarade.
Le barbu tirait alors que son frère d'armes rechargeait les fusils. Voilà trois jours qu'ils n'avaient pas été ravitaillés convenablement, trois jours qu'ils n'avaient pas mangé à leur faim et pourtant ils continuaient la sombre besogne du soldat en sachant pertinemment que leur seule récompense serait de sortir du Bois de la Rudnia quelque soit leur état.

Dans le brouillard de guerre, les soldats tiraient sur tout ce qui bougeait en face. Au moindre mouvement, le silex s’abattait et la mort sifflait dans la forêt.
Les voltigeurs avaient atteint les rocs depuis quelques minutes déjà et à la vitesse où les réserves de balles diminuaient, le lieutenant savait que si l’ennemi était mieux préparé qu’eux, ils finiraient terrés comme des chiens jusqu’à que la mort vienne les prendre.
L’adrénaline faisait ses effets et les battements de cœur avaient réchauffé les corps meurtris par le froid.

Bougez-vous ! Sortez de là ! En avant ! Donnez leur de la ferraille !

Sortant de son trou, suivi par le barbu et le fantôme, le lieutenant s’élança vers les rocs à quelques mètres de là. Tout autour sur une centaine de mètres, le sol se relevait pour tituber vers les voltigeurs Russes.
La neige s’écrasait sous leurs pas et la compagnie claudiquait, endolorie par le froid, mais nul n’aurait pu deviner qu’ils pouvaient être si nombreux après tant de jours de combats en première ligne.
Pointant le pistolet vers la tête d’un voltigeur blotti contre les rochers, la tête explosa avec un bruit de carapace d’insecte éclatée. Son voisin n’eut le temps de tourner son fusil bien trop long et cria, son bras tailladé, le sabre venant s’échouer sur la pierre à ses côtés.
La compagnie massacra les voltigeurs sans prendre le temps de faire attention aux vibrations se rapprochant de manière imperceptible dans cette atmosphère de cohue et étouffée.

Le lieutenant eut que le temps de porter ses bras au visage pour éviter le sabre du cavalier qui se contenta en se penchant dangereusement sur sa selle, d’ouvrir son ventre. Continuant sa course, les cris s’élevèrent en nombre de toutes parts alors que l’infanterie tentait de prendre le couvert des rochers. Le lieutenant lâcha son sabre et porta sa main au bide, le visage blême.

Les cavaliers tournaient autour des soldats, frappant de leur crosse sur les jambes, visant la tête, faisant chuter les chevaux en les saisissant par les rênes. S’effondrant contre la pierre, le lieutenant se retrouva assis, fixant le Sud Est alors que les combats continuaient derrière lui.
Les chevaux hennissaient, les soldats hurlaient et certains semblaient mourir dans d’atroces souffrances.
Il avait envi de vomir, mais n’y arrivait pas, contractant des muscles arrachés. Il sentait ses jambes s’humidifier et des tremblements le parcourir au niveau de la main gauche. Presque instinctivement, il plaça son pistolet entre les cuisses et commença à le recharger de sa main libre.
Les cris ne s’estompaient pas et un Français bascula en arrière au dessus d’un rocher à ses côtés pour émettre un dernier gargouillis rauque et gutturale, un bulle de salive rougeâtre au coin des lèvres.
Le Père Leuret, lui, n’était pas loin, la Bible à la main. Insérant un paquet dans le canon de son pistolet, il mêla poudre et bourre avec le sang de son autre main pour empaqueter son arme.
La forêt bougea alors sur toute sa largeur…

Ils étaient là. Ils avançaient en rang. On les connaissait bien depuis le temps qu’on craignait de les voir arriver sur ce front. Les casques sûrement étincelants au soleil, les uniformes impeccables, ces grenadiers étaient des vétérans hors pairs. Nous ne nous vantions que trop rarement de les avoir combattu, et ce, pour des raisons évidentes : ils étaient terribles.

Le dos arraché sur la pierre, le lieutenant glissa, sur les fesses, dans la neige, pour buter contre des corps chauds, aux visages étranglés ou se tordant de douleur. Il glissait dans l’enfer entre les chevaux éventrés à la respiration rude et ses compagnons d’armes ayant enfin quitté le Bois de la Rudnia. Basculant sa tête en arrière, il distingua la manche d’un manteau encrassé par des mois de combats, une croûte de sang et de boue sur le revers de la manche, tirant la bretelle de sa besace. L’épaule musclée sous les plis de la laine, le barbu grogna, le cuir chevelu ouvert.
Souriant béatement, le lieutenant fit un effort surhumain pour regarder à nouveau les lignes de grenadiers de l’Armée du Maréchal avancer au pas accéléré dans la neige, comme un raz de marée perçant le brouillard. Sa jambe gauche bascula un instant dans un trou sentant la pisse pour se rabattre dans la neige comme les roues d’un chariot dans les rainures des routes pavées.

Les hommes autour de lui nageaient dans la neige, tombant et se relevant, les visages désespérés et fatigués. Ils avaient donné ce qu’il était inhumainement possible de donner et à présent ils pleuraient le dos rond, l’arme oubliée sur le champ de bataille. Ils n’étaient qu’une poignée et ils se feraient sûrement rattraper par l’ennemi, surtout s’ils prenaient le temps de porter les blessés… Quelques minutes plus tôt, tout était si calme.

J'ai mal au ventre...

Il était trop tard de toute manière. Le lieutenant, souriant à demi, pointa son pistolet armé et celle-ci lui explosa dans la main.
Jean Bailly
separateur
Récits
Le Hussard Bleu

Nantes, septembre 1844

La journée de voyage avait été longue et éprouvante. Douze heures de diligence depuis Paris, sur une route en mauvais état avait été une épreuve. Heureusement la ville était en vue, je découvrais le calme des bords de Loire à la tombée de la nuit. Le cocher s’arrêta non loin de la place du Bouffay où je devais retrouver mon informateur. Enfin j’arrivais au terme de ma recherche. J’allais enfin connaître l’histoire du destin de mon père.
Je voulais savoir dans quelles circonstances était mort cet homme que j’avais si peu connu. Médecin de la Grande Armée, il était tombé pendant les combats de l’année 1814, lors de la Campagne de France. Aucune archive ne subsistait. Son corps n’avait jamais été retrouvé, il avait été déclaré mort au combat. Mon parrain, Monsieur de Roscanvel, ancien officier de la Garde Impériale, m’avait beaucoup aidé dans ma recherche. Ce travail de fourmi avait nécessité de longues années de patience avant de pouvoir retrouver un témoin. L’homme habitait Nantes et prétendait avoir été témoin de sa mort. C’est avec une certaine impatience mêlée d’angoisse que j’avais entrepris ce voyage. Qu’allais-je découvrir ?
Je descendis de la voiture, et trouvais sans peine le lieu de rendez-vous, à quelques ruelles de là. J’entrais dans une taverne sombre où quelques hommes étaient accoudés au comptoir. Je remarquais, attablé dans un coin, un homme aux longs cheveux gris filasse, un infirme, le visage traversé d’une terrible balafre. Il lui manquait le bras gauche. C’était sans nul doute mon homme d’après la description que m’en avait fait Monsieur de Roscanvel dans sa lettre. Malgré les 55 ans qu’il devait avoir, il paraissait beaucoup plus âgé, marqué par les épreuves de la vie. Je m’approchais de lui et l’abordais en enlevant mon haut-de-forme.
- Bonsoir Monsieur. Ne seriez-vous pas Jean-Noël Guillou, ancien caporal au 27ème de Ligne ?
L’homme leva la tête et un mince sourire gêné changea sa lèvre mutilée. De sa bouche partiellement édentée il répondit.
- Lui-même… Mais on a coutume de m’appeler ici « La Guigne »… Vous devez être Robert Le Braz, fils du Chirurgien-Major Anatole Le Braz. Monsieur de Roscanvel m’a beaucoup parlé de vous… Je vous attendais… Pour ainsi dire, cela doit faire trente ans que je vous attends… Asseyez-vous. J’ai des choses à vous révéler.
Du vin aiderait sûrement à le faire parler ! Je pris place en face de lui et fis signe au tavernier qui apporta peu après un second pichet.
- Au crépuscule de mon existence, reprit-il, j’ai décidé de parler. Je ne vous mentirai pas jeune homme, j’ai tenu cachés les faits que je vais vous raconter, parce que ma conduite n’a pas été exemplaire… La honte m’a rongé à petit feu… La honte d’avoir été le seul survivant du glorieux combat où votre père s’est illustré, avait enfoui ces souvenirs au plus profond de ma mémoire. Le temps efface toute chose. Je voulais oublier tout cela à jamais, mais Monsieur de Roscanvel a su être, disons… persuasif ! La maigre retraite d’invalide que l’armée me consent depuis trente ans, peine à me faire vivre ainsi que ma famille… Il a su trouver les arguments qu’il fallait…
Je me doutais que mon parrain avait donné quelques subsides à cet homme et plutôt qu’il n’emporte avec lui ses souvenirs dans sa tombe, il avait fait le nécessaire pour que la condition de sa famille s’améliore.
- Buvons ! lui dis-je en remplissant son verre. Il est important pour moi de connaître la vérité. Tout ce que vous direz ici restera strictement confidentiel et votre nom ne sera jamais mentionné si jamais cette histoire devait sortir au grand jour.
« La Guigne » parut rassuré. Il but une grande rasade de vin et commença son récit.

« C’était le douze mars 1814. Nous reculions depuis des jours, poursuivis par les Prussiens. Le bataillon, où plutôt ce qu’il en restait, est arrivé fourbu dans la région de Soissons. Il faisait froid, il neigeait… Oh, bien sûr, rien de comparable avec ce que les anciens avaient vécus en Russie !… Mais nous avions surtout avec nous des « Marie-Louise », et ces jeunes gens traînaient la patte et rechignaient de plus en plus à monter en ligne. Le ravitaillement était faible, la poudre commençait à manquer. Nous étions transis de froid, sales et affamés, le moral bien bas, et l’on nous demandait encore des efforts. Il fallait tenir puis contre-attaquer… La grogne commençait à s’étendre dans nos rangs. Les conscrits, nerveux, redoutaient que l’ennemi n’attaque par surprise. Nous occupions un petit vallon et derrière nous en contrebas, le docteur Le Braz avait installé son ambulance dans une grange. Dès le début du jour, nous eûmes à subir une grosse attaque des Prussiens. Un escadron de cavalerie vint nous sabrer. Nos rangs s’éclaircirent. Au sol, des morts par dizaine et des blessés qui refluaient vers l’arrière. Une balle Prussienne m’avait abîmé deux doigts de la main gauche, alors j’ai suivi les autres. L’infirmerie était bondée, les blessés hurlaient. Votre père opérait à la chaîne, il était débordé mais accordait du temps à chacun. »
Il agita son moignon qui s’arrêtait au coude et reprit.
« Il m’a enlevé d’un coup de scie les phalanges brisées et fait un pansement, après avoir cautérisé la plaie. Mais j’étais pas autant diminué !... Je pouvais encore tenir un fusil. Le reste je l’ai perdu à Waterloo, l’année suivante… J’avais un peu la tête qui tournait et il m’a fait donner du rhum pour me remettre d’aplomb. « Comment t’appelles-tu » me dit-il. « Caporal Guillou dit La Guigne, pour vous servir Docteur », que j’ai répondu. « Va ! Brave grognard ! Tu es courageux, ton Lieutenant pourra compter sur toi ! Nous avons besoin de tous nos hommes »… Je serai bien resté plus longtemps à l’infirmerie mais les infirmiers veillaient. J’ai attendu une heure et je suis remonté. Je tremblais. J’avais peur… La compagnie était réduite à un tiers environ. Ça commençait à chauffer durement, on avait du mal à tenir la ligne. Le lieutenant La Boissière venait d’être tué et relevé par son adjudant. Soudain quelqu’un cria : « Attention les lanciers ! On est tourné ! ». Un vent de panique souffla. Ceux des rangs arrière se débinèrent. L’adjudant Dantec s’énervait. Il s’emportait après nous, nous traitait de lâches… « En avant, en avant ! C’est maintenant qu’il faut les avoir ! Formez le carré ! Préparez vous ! »… On se plaça comme on pouvait, il y avait des gamins qui gémissaient « On va tous mourir, on va tous mourir ! » et l’adjudant hurlait, pistolet à la main : « Silence ! Le premier qui fuit, je l’abats comme un chien ! »…
Ils n’envoyèrent pas les lanciers mais des voltigeurs qui nous harcelèrent sans répit, ce qui était plus éprouvant pour nos nerfs déjà mis à rude épreuve. Une balle siffla près de mes oreilles et faucha mon voisin de devant. Il me tomba dessus, m’éclaboussant de son sang. Sur le coup, je crû avoir été touché et je m’écriais « Ah ! Je suis blessé ! ».
Les autres me virent ensanglanté et me dirent de sortir du rang pour aller à l’infirmerie, ce que je ne me fis pas répéter deux fois… Arrivé là-bas, je profitais de la cohue pour m’allonger sur la paille. Je restais là pendant un long moment, le visage caché par ma main gauche déjà pansée… »

« La Guigne » fit une pose et bu longuement. Revivre ces souvenirs était pour lui une épreuve. Il détailla encore deux assauts ennemis qui emplirent un peu plus l’infirmerie. Le moral au plus bas, l’impossible contre-attaque faute de volontaires… La troupe n’obéissait plus et ne cherchait plus que son salut dans la fuite. Je voyais ses yeux s’emplir de larmes comme il parlait des morts qu’il avait connus et qui revivaient en lui en ce moment.
Il poursuivit son récit : « Un sergent vint ramasser les moins blessés d’entre-nous, ceux qui pouvaient encore marcher et tenir un fusil. Il fallait dégager notre flanc gauche par une dernière charge. « Mais nous n’avons plus de poudre ni de balles ! », lui répondit-on. « Et bien, il vous restera vos baïonnettes pour charger ! ». Personne ne bougeait. On venait d’apporter le corps sans vie de l’adjudant Dantec. « Il n’y a plus d’officiers pour commander ! Laissez-nous partir ! Ordonnez la retraite ! Nous voulons vivre ! Ce combat est perdu d’avance ! ». Voilà ce qu’on entendait et que suppliaient les conscrits. « Les déserteurs auront à répondre de leurs actes devant un peloton d’exécution ! », menaça le sergent. Il quitta l’infirmerie et remonta en ligne où il fut tué peu après. Nous n’étions plus qu’un troupeau perdu sans guide, des enfants apeurés sous l’orage qui cherchent désespérément un abri…
C’est à ce moment que votre père s’est avancé au milieu de nous. « Mes enfants », nous dit-il. « Je sais qu’on vous a déjà demandé l’impossible et que ce combat n’a plus de sens pour vous car il vous semble perdu d’avance et inutile. Mais il y a des causes qui nous dépassent et il nous faut aller au-delà de nos forces et surmonter notre peur. C’est la foi en notre Nation et notre Empereur qui nous permet de vivre… Notre sacrifice offre aux nôtres l’occasion de se renforcer plus loin et de gagner un temps précieux. Notre action restera un fait d’arme dont nos enfants seront fiers et ils chanteront l’épopée de ce geste. Je vais marcher avec vous, je prendrai un sabre et mènerait l’assaut à vos côtés. C’est ensemble que nous affronterons notre destin. Nul ne sera forcé de me suivre mais je suis sûr que votre sens de l’honneur vous fera reprendre courage. Vous marcherez vers l’ennemi avec moi car vous savez que notre cause est juste et que c’est notre sol sacré que nous défendons ici ! Pour nos enfants et l’avenir du pays, montrons aux Prussiens ce que vaut la Grande Armée ! »…
Le silence se fit dans l’infirmerie après cette longue tirade. Une voix s’éleva parmi les blessés : « Mais docteur, votre uniforme de médecin… Si les Prussiens vous voient en première ligne, ils se vengeront sur nos blessés car vous serez allé à l’encontre des lois de la guerre en participant au combat… ». Votre père regarda autour de lui, enleva sa veste maculée de sang et prit celle d’un hussard grièvement blessé et allongé sur la paille. « Et bien, soit ! Je prendrai cet uniforme bleu et je serai votre porte-étendard ! Allons ! Debout les morts ! En avant ! » hurla-t-il, brandissant un sabre. Et l’impossible se produisit, les survivants se levèrent ensemble et reprirent leurs armes. Je restais sans bouger, simulant l’évanouissement. Bientôt ne restèrent à l’infirmerie que les amputés et les mourants, tandis que je voyais au loin ce Hussard bleu, le sabre d’une main et l’étendard dans l’autre, gravir la colline en chantant, suivi par cette troupe hétéroclite qu’une force inconnue poussait à l’assaut. L’ennemi surpris par ce sursaut céda du terrain et nous fûmes victorieux ! Quelques temps seulement, bien sûr, car ils se regroupèrent et fondirent sur cette pauvre troupe de malheureux qui n’avaient plus que son immense courage pour résister, ce qui n’est pas suffisant contre des balles …
Ah, jeune homme ! Comment vous décrire ce que je ressens en ce moment ! Tous furent tués et le Prussien se vengea en incendiant l’infirmerie et en achevant nos blessés. Cela, je l’ai vu de mes yeux, de loin, de la cachette où je me terrais, car je m’étais enfui… Je fus le seul à échapper à cette boucherie. Je cherchais plus tard à racheter ma désertion par une mort honorable sur le champ de bataille mais la Camarde ne voulut pas me prendre… Elle ne me vola qu’un bras et me laissa défiguré pour que le remords me ronge jusqu’à mon dernier jour. On me donna cette médaille qui me fait honte et que je n’ai jamais voulu porter.. »
Il sortit de sa poche un ruban coloré auquel était suspendu une belle médaille argentée.
« Prenez-là car c’est à votre père qu’elle revenait » dit-il en pleurant. « Vous savez maintenant quel courage l’animait. Vous êtes venu, j’ai l’esprit en paix maintenant que j’ai pu me confesser… Ma vie n’a pas d’importance mais je bénis le ciel d’avoir vécu jusqu’à ce jour et d’avoir pu vous raconter mon histoire. Je peux mourir désormais l’esprit tranquille. »

Ainsi s’acheva le récit de ce malheureux à qui je serrai chaleureusement la main.
« Le ciel a voulu que vous soyez celui qui raconterait cette terrible histoire. N’ayez plus honte. Votre destin était de vivre. Vous n’avez pas sali la mémoire des morts.»
Il était soulagé d’avoir pu affronter la vérité. Ce pauvre homme allait pouvoir finir sa vie paisiblement. Je pris congé de lui et rentrais à Paris le lendemain.
Anatole le Braz
separateur
Récits
Le brouillard

« Il est des jours où l’on ferait mieux de rester coucher », voilà ce que me répétait de temps en temps le voisin de mes parents quand selon lui, le temps n’était pas au beau.
A cette époque, sur ces plaines russes dont la plupart ne connaissent même pas le nom, il était un jour à rester coucher. Depuis les premières lueurs du soleil, on ne savait si le temps s’était arrêté ou si on arrivait en fin de journée. Le brouillard qui nous avait envahi depuis maintenant des jours ne nous avait jamais quitté et on avait l’impression qu’en plus de coller nos vêtement sur nos peaux, il nous collait aussi la mort avec. Ce brouillard marquera à jamais mes mémoires. Ce brouillard marquera à jamais les mémoires de ceux qui l’ont vu tomber sur nous, comme la mort est tombée sur nous.
Nous avions reçu pour ordre de soutenir un bataillon quelques lieues plus loin et de leur apporter les réserves nécessaire. Cela faisait quelques jours que l’officier n’avait pas envoyé de messager et certains à l’état major le pensait perdu dans une zone marécageuse situé plus à l’Est. J’avais réussi à convaincre nos généraux qu’il était inutile de nous faire avancer à marche forcée à cause de ce temps d’une part mais aussi de la méconnaissance du terrain qui pourrait nous jouer des tours.
Les soldats étaient maussades à l’idée de quitter le gros des troupes sur l’arrière front. Il n’y a pas de pleutres dans le bataillon mais même les vétérans savaient que la guerre n’est jamais prise de gaieté de cœur. J’avais reçu ma part de « bleusailles » pour reformer le bataillon qui avait perdu pas mal d’homme les mois précédents. C’est ainsi que nous sommes parties en milieu de matinée un jour où le soleil était encore visible dans le ciel.
Cela faisait déjà trois jours que nous marchions vers la direction où devait se situer le bataillon d’un lieutenant nommé De LESAGE. C’est durant le premier jour que le brouillard tomba. A ce moment, jamais on aurait pu croire qu’il aurait été notre malédiction. Le terrain devint de plus en plus humide et les jeunots comprirent rapidement qu’avoir les pieds mouillés était le début des ennuis. Le moral des troupes n’était déjà pas au beau fixe à ce moment et les désagréments météorologiques en rajoutaient leurs poids. Ce brouillard empêchait de voir à plus de 30 pieds et tout le monde était tendu par le silence qui nous entourait, même les oiseaux semblaient absent comme si ce brouillard aspirait la vie de tout être le traversant. Il m’était totalement impossible de savoir à quel moment de la journée on était. Étions-nous dans l’après-midi ? Est-ce que cela faisait des heures ou des minutes que nous marchions ? Avions-nous déjà dépassé la terre des hommes pour arriver au purgatoire et présenter devant notre seigneur nos plus vils péchés ?
Jamais je ne saurais où cela a démarré, jamais je ne saurais si c’est un jugement divin qui nous tomba dessus. Les premiers tirs retentirent et le bruit de quelque chose de lourd tomba sur le sol. Il ne fallut que quelques secondes pour que d’autres salves s’entendirent et le hurlement des jeunots apeurés dont les ennemis invisibles fauchaient leurs existences. Il fallait garder son sang froid et prendre les bonnes décisions, voilà ce que m’avait enseigné mon mentor à l’académie. J’hurlais donc les premières précautions, resserrer les rangs et armer les mousquets mais le temps de dire cela et surtout que les ordres s’exécutent, les tirs adverses se turent et puis plus rien pendant quelques secondes. Que s’est-t-il passé ? Mon aide de camp, qui était certain le plus expérimenté de nous deux et qui avait vu plus de batailles que certains dans la Grande Armée, m’indiqua que cela venait sûrement d’un petit bataillon de voltigeur afin de mettre à mal notre bataillon. Le brouillard a été leur allié et notre pire ennemi à nous car ils s’étaient déjà sûrement repliés en lieux sûrs. Où étions-nous exactement sur la carte et pourquoi n’avons-nous pas rencontré le bataillon de DE LESAGE ? Un bruit sourd me sorti de mes réflexions et, hélas, tout le monde reconnu ce bruit distinct entre toutes : une charge de cavalerie. D’où venait-elle ? Comment peuvent-ils nous voir alors que nous sommes aveugles dans ce brouillard ? Je n’eu que peu de temps et les vétérans avaient déjà sortis leur baïonnette et se préparaient à encaisser un choc terrible. J’hurlais à nouveaux des ordres pour que tout le monde fasse pareil mais il était trop tard, la cavalerie ennemi pénétra notre ligne par l’Est et traversa de part en part notre ligne fauchant et piétinant des dizaines des notre au passage. Il y eu bien 3 ou 4 cavaliers jetés à terre par leur monture blessée mais qui n’était rien en comparaison de nos pertes. Mais comment diable peuvent-ils nous voir sans nous, nous le pouvions ?
L’ordre était donné de faire reculer les blessés à l’arrière et de laisser sur place les morts. Mon aide de camp m’indiquant déjà quelques défections dans les rangs. Malheur leur en a pris car esseulé comme ils sont, ils se feront rattraper par la cavalerie adverse ou tuer par les autochtones. Nous n’avions encore pas fini de faire reculer les blessés que les bruits de tambours résonnaient. Nous n’étions qu’un simple bataillon et nous avions déjà dû faire face à un bataillon de voltigeur et de cavalerie que maintenant, des unités de ligne avançaient sur nous. Ces tambours de guerre avaient l’effet désiré sur mes hommes, la peur les paralysait et même moi la chair de poule me pris. L’unique avantage était de savoir d’où viendrait l’ennemi mais sans savoir son nombre, son effectif et qui en était l’officier en charge. J’instaurais les consignes de triple lignes et de tirer les premières salves à l’apparition du premier soldat adverse, nous étions sur nos positions et sans bruit, notre avantage résiderait là. Qu’est-il le plus angoissant en ce monde ? D’attendre la mort arriver sur vous ? De se préparer à son arrivée ? De s’enfuir et de savoir que la mort sera cachée à n’importe quel fourré traversé ?
Les tambours résonnèrent de plus en plus fort jusqu’à deviner qu’ils n’étaient plus qu’à une cinquantaine de pieds. Une petite nappe de brouillard s’évapora à ce moment là et croyant la chance revenue de notre côté, nous y découvrîmes nos ennemis. Pourquoi un simple bataillon comme le mien avait dû tomber ce jour là sur l’élite de l’armée Russe ? Ce brouillard s’était-il partiellement enlevé pour nous indiquer que nous n’avions aucune chance ? Loin de trouver nos ennemis pris au dépourvu par notre ligne soigneusement remis en ordre et prête à faire feu, c’est nous qui nous trouvions totalement abasourdie par la présence de ce bataillon de grenadier. Il y a bien eu des tirs de notre part pour essayer de casser la charge qu’ils préparaient mais aucun ne tomba dans leur rang comme si le brouillard avait dévié les plombs et que rien ne pouvait atteindre ces grenadiers russes. La sonnerie de trompette adverse sonna notre glas. Un bruit sourd là aussi se mit à se faire entendre mais aussi à faire trembler le sol. L’heure était d’encaisser cette charge et de se cramponner à son fusil comme si c’était notre dernier salue avant la mort.
Nous n’étions pas prêts à encaisser tout de suite une charge et la plupart se firent bousculer sévèrement dans la mêlée. Mon sabre n’a que peu connu l’air durant ce court laps de temps et ma vie ne semblait plus tenir qu’à ces moments où ma lame ne respirait pas l’air frais. Qu’aurions pu nous faire ? Ils étaient tellement nombreux, tellement sûr d’eux, tellement puissant. Les cris qui s’élevaient sur cette plaine semblaient tous absorber par le brouillard comme s’il était le garant de la sérénité environnante sur la nature et sur nos ennemis. Le son de la trompette retentit une nouvelle fois et une grande partie de nos adversaires se débarrassèrent de ceux qui les gênaient comme si nous n’étions que des fétus de pailles. Ils reformèrent leur rang pendant que de notre côté, l’anarchie la plus totale s’était installé et que je fus dans l’impossibilité de dire autre chose à mon aide de camp que « il est des jours où l’on ferait mieux de rester coucher ». Pourquoi ai-je dit cela à ce moment crucial ? Pourquoi un silence de mort s’était installé juste au moment où ces paroles quittèrent ma bouche et dont tout le monde purent entendre la profondeur de ma détresse ? L’unique réponse que je reçu fut celle de la trompette adverse donnant le signal d’une nouvelle charge….
De ce moment, il ne me restait que quelques bribes d’image dans ma mémoire. Personne n’était prêt pour la première charge, personne n’était encore moins prêt pour la deuxième. Si vous voyez l’image d’un paysan fauchant les blés à la belle saison, c’est l’image qu’il me reste des grenadiers sur mon bataillon.
Je me souviens de mon aide de camp, qui avait traversé tant de choses, tant de batailles, vouloir hurler l’ordre de retraite mais qui fut couper dans son élan par un sabre lui traversant la trachée et ressortant par sa nuque.
Je me souviens aussi de ce jeune qui pleurait au milieu des corps car son frère venait de perdre la vie et lui son bras.
Je me souviens des cris de joies de nos adversaires lorsque nous nous étions débandés dans le désordre le plus complet et que moi, officier, je dû partir à pied car mon canasson ne me convenait plus assez digne pour que je le chevauche.
Je me souviens de soldats estropiés ou blessés gravement s’écrouler au bout de quelques minutes.
Je me souviens des jours, ou des semaines, après cette défaite où la plupart des blessés moururent de la gangrène ou d’autres maladies suite à leurs blessures.
Ce dont je me souviens plus particulièrement, c’est ce brouillard. Il est entré dans ma vie un jour dont j’ai oublié la date mais depuis, jamais il n’est ressorti de ma tête. J’y suis entré avec des amis, des compagnons, des frères d’armes. Mon esprit ne s’en est jamais enfoui et maintenant chaque fois que le brouillard se lève, j’espère voir réapparaître
Winters
separateur
Appel aux critiques
Nous faisons toujours appel aux critiques constructives pour améliorer nos parutions. N'hésitez donc pas à nous envoyez vos articles, impressions, citations… tout cela à destination de nos journalistes qui se feront un plaisir de les traiter.
La Rédaction
separateur
Derniers tombés
1/18 Kastastraufe (mat 23714)
dombrowski (mat 18362)
Le_Niçois (mat 18835)
Desaix (mat 761)
joseph Zajaczek (mat 18363)
ratatouille (mat 18554)
BOX (mat 1454)
Barbanègre (mat 31396)
Duc de Reichstadt (mat 4466)
Adjt de BOX (mat 1455)
ZEUS (mat 15715)
Grichka GAGARINE (mat 22760)
Adjt de sbiral (mat 9203)
Marchal (mat 24825)
Emile LETO (mat 16375)
toutchkov (mat 21660)
Mark Claque (mat 26104)
Djerzinski (mat 23474)
Cazard (mat 29931)
Igor Kendal (mat 7794)
Adjt de venom (mat 36667)
Mahaut (mat 1286)
TRESORIER (mat 26036)
Adj Memphis (mat 19167)
Caporal Alseste (mat 27614)
Jean Rapp (mat 1539)
Louis Nonclerq (mat 9453)
ZEUS29 (mat 15716)
Max_Ar_Beajour (mat 33143)
Nicolas Thurot (mat 1538)
separateur