Récits
C'est le Père Leuret... J'en ai mal au ventre...
Le grognement répondait parfaitement à la question. Le barbu aux côtés de l'officier sentait la pisse. Il mastiquait un morceau de bois gelé, agenouillé dans son trou à regarder la forêt alentour depuis voilà plusieurs jours. Son manteau pendait dans la boue durcie par les températures de la nuit et se mêlait aux couleurs grises du ciel et de toutes choses en ce lieu maudit. Sa mine cadavérique derrière les poils hirsutes et emmêlés contrastait avec ses yeux vifs, sondant chaque mouvement, chaque bruit, tel le vétéran qu'il était.
A ses côtés, un fantôme dormait, recroquevillé auprès d'une boîte en bois renfermant les immondices de ces trois derniers jours qu'ils n'avaient encore jeté.
Ce sont les lettres qu'on lui a données la semaine dernière ?
Le barbu cracha une écharde tout en mâchouillant le reste du bout de bois, gardant les mains fixées sur son fusil. La laine ravagée et trempée de ses gants laissait apparaître quelques engelures de ci de là. Il se figea presque instantanément tandis qu'un soldat Français courrait en soulevant des plâtrées de neiges vers le corps du Père Leuret à plusieurs dizaines de mètres de là.
Tout était si silencieux, une brume opaque recouvrant la neige et contournant les arbres pour ne laisser qu'à l'imagination le loisir d'imaginer si les formes éthérées au loin étaient réelles ou non.
Il s'écroula à ses côtés et rampa vers son sac éventré pour ramasser les lettres trempées et les rares munitions et vivres qu'il pouvait trouver.
Un juron sembla conclure le tout alors qu'il revenait presque bredouille, un sac empli de papiers pourris et illisibles à présent.
J'ai mal au ventre...
La détonation rompit le silence ambiant. Le soldat s'effondra sur un roc affleurant alors que sa besace heurtait lourdement la pierre, son fusil disparaissant dans le manteau neigeux épais.
Le barbu se crispa et pointa son fusil avec précaution sans gestes brusques vers la forêt. L'officier sortit son pistolet à percussion ressemblant plus à un tromblon de par sa taille et sa forme évasée, non originelle, de l'embout. Le fantôme se réveilla immédiatement, agrippant son fusil pour se placer derrière le barbu, de longs panaches enveloppant son visage dans une respiration lente et maîtrisée. L'officier les connaissait bien ces deux là...
Regardez vers le Sud Est, Lieutenant, murmura t-il.
Des formes courbées sortaient de la brume au loin pour se cacher derrière les arbres et s'allonger dans la neige, tels des prédateurs en chasse.
L'officier quitta le bord pour regarder sur ses flancs et vérifier les positions de la compagnie. Sur une bonne centaine de mètre, la compagnie était installée derrière des buttes de neiges et dans des trous creusés lors de l'Automne par des Russes de l'Armée du Tsar. Ainsi les soldats s'étalaient de tout leur long dans la neige et derrière n'importe quelle aspérité du terrain formant un arc de cercle grossier. Un soldat ou un sous-officier fit signe au lieutenant... Qu'est ce que cela voulait dire ? Le lieutenant comprit lorsque un soldat du flanc Ouest fit aussi un signe, repris par de nombreux autres soldats : l'attaque serait d'envergure.
... ma mère m'avait dit que les Russes puaient, mais là, je sens leur haleine jusqu'ici, une vraie infection, pire que la décomposition des cadavres de jours précédents...
Le barbu grogna et son compagnon d'armes continua d'insulter les Russes, pensant avancer discrètement vers les lignes Françaises. Le lieutenant leur ordonna de recharger leurs fusils tout en se replaçant sur sa position initiale, le dos courbé, sa tête ne dépassant que partiellement du trou pour voir les manœuvres de l'ennemi.
Voltigeurs... voltigeurs...
Il pointa discrètement du doigt une ombre au loin et le barbu qui finissait de recharger, visa, sûr à présent de la qualité de sa poudre et de la bourre.
Voltigeurs... voltigeurs...
Ils attaquaient avec un effet de surprise gâché ; pourquoi ? Le lieutenant regarda autour de lui rapidement, il renifla l'odeur de pisse du trou en fronçant des sourcils.
Voltigeurs... deux compagnies au moins...
Le barbu releva le chien et attendit patiemment.
L'ennemi quittait à présent le couvert des arbres au loin pour avancer le dos rond vers quelques rochers où le soldat Français aux lettres avait rejoint le Père Leuret.
Voltigeurs... voltigeurs...
Ils vont disposer du couvert des rochers.
Il cria de tout son souffle raclant la neige de son gant comme pour enlever celle qui gênait son champ de vision.
Abattez ces misérables ! FEU !
Gris sur gris, l'arc de cercle explosa et s'enfuma, s'ajoutant à la brume de la forêt.
L'ennemi répondit aussitôt.
Les balles fusaient et sifflaient aux oreilles. La neige se soulevait par moment et des cris ajoutés à des souffles courts s'élevaient dans la pétarade.
Le barbu tirait alors que son frère d'armes rechargeait les fusils. Voilà trois jours qu'ils n'avaient pas été ravitaillés convenablement, trois jours qu'ils n'avaient pas mangé à leur faim et pourtant ils continuaient la sombre besogne du soldat en sachant pertinemment que leur seule récompense serait de sortir du Bois de la Rudnia quelque soit leur état.
Dans le brouillard de guerre, les soldats tiraient sur tout ce qui bougeait en face. Au moindre mouvement, le silex s’abattait et la mort sifflait dans la forêt.
Les voltigeurs avaient atteint les rocs depuis quelques minutes déjà et à la vitesse où les réserves de balles diminuaient, le lieutenant savait que si l’ennemi était mieux préparé qu’eux, ils finiraient terrés comme des chiens jusqu’à que la mort vienne les prendre.
L’adrénaline faisait ses effets et les battements de cœur avaient réchauffé les corps meurtris par le froid.
Bougez-vous ! Sortez de là ! En avant ! Donnez leur de la ferraille !
Sortant de son trou, suivi par le barbu et le fantôme, le lieutenant s’élança vers les rocs à quelques mètres de là. Tout autour sur une centaine de mètres, le sol se relevait pour tituber vers les voltigeurs Russes.
La neige s’écrasait sous leurs pas et la compagnie claudiquait, endolorie par le froid, mais nul n’aurait pu deviner qu’ils pouvaient être si nombreux après tant de jours de combats en première ligne.
Pointant le pistolet vers la tête d’un voltigeur blotti contre les rochers, la tête explosa avec un bruit de carapace d’insecte éclatée. Son voisin n’eut le temps de tourner son fusil bien trop long et cria, son bras tailladé, le sabre venant s’échouer sur la pierre à ses côtés.
La compagnie massacra les voltigeurs sans prendre le temps de faire attention aux vibrations se rapprochant de manière imperceptible dans cette atmosphère de cohue et étouffée.
Le lieutenant eut que le temps de porter ses bras au visage pour éviter le sabre du cavalier qui se contenta en se penchant dangereusement sur sa selle, d’ouvrir son ventre. Continuant sa course, les cris s’élevèrent en nombre de toutes parts alors que l’infanterie tentait de prendre le couvert des rochers. Le lieutenant lâcha son sabre et porta sa main au bide, le visage blême.
Les cavaliers tournaient autour des soldats, frappant de leur crosse sur les jambes, visant la tête, faisant chuter les chevaux en les saisissant par les rênes. S’effondrant contre la pierre, le lieutenant se retrouva assis, fixant le Sud Est alors que les combats continuaient derrière lui.
Les chevaux hennissaient, les soldats hurlaient et certains semblaient mourir dans d’atroces souffrances.
Il avait envi de vomir, mais n’y arrivait pas, contractant des muscles arrachés. Il sentait ses jambes s’humidifier et des tremblements le parcourir au niveau de la main gauche. Presque instinctivement, il plaça son pistolet entre les cuisses et commença à le recharger de sa main libre.
Les cris ne s’estompaient pas et un Français bascula en arrière au dessus d’un rocher à ses côtés pour émettre un dernier gargouillis rauque et gutturale, un bulle de salive rougeâtre au coin des lèvres.
Le Père Leuret, lui, n’était pas loin, la Bible à la main. Insérant un paquet dans le canon de son pistolet, il mêla poudre et bourre avec le sang de son autre main pour empaqueter son arme.
La forêt bougea alors sur toute sa largeur…
Ils étaient là. Ils avançaient en rang. On les connaissait bien depuis le temps qu’on craignait de les voir arriver sur ce front. Les casques sûrement étincelants au soleil, les uniformes impeccables, ces grenadiers étaient des vétérans hors pairs. Nous ne nous vantions que trop rarement de les avoir combattu, et ce, pour des raisons évidentes : ils étaient terribles.
Le dos arraché sur la pierre, le lieutenant glissa, sur les fesses, dans la neige, pour buter contre des corps chauds, aux visages étranglés ou se tordant de douleur. Il glissait dans l’enfer entre les chevaux éventrés à la respiration rude et ses compagnons d’armes ayant enfin quitté le Bois de la Rudnia. Basculant sa tête en arrière, il distingua la manche d’un manteau encrassé par des mois de combats, une croûte de sang et de boue sur le revers de la manche, tirant la bretelle de sa besace. L’épaule musclée sous les plis de la laine, le barbu grogna, le cuir chevelu ouvert.
Souriant béatement, le lieutenant fit un effort surhumain pour regarder à nouveau les lignes de grenadiers de l’Armée du Maréchal avancer au pas accéléré dans la neige, comme un raz de marée perçant le brouillard. Sa jambe gauche bascula un instant dans un trou sentant la pisse pour se rabattre dans la neige comme les roues d’un chariot dans les rainures des routes pavées.
Les hommes autour de lui nageaient dans la neige, tombant et se relevant, les visages désespérés et fatigués. Ils avaient donné ce qu’il était inhumainement possible de donner et à présent ils pleuraient le dos rond, l’arme oubliée sur le champ de bataille. Ils n’étaient qu’une poignée et ils se feraient sûrement rattraper par l’ennemi, surtout s’ils prenaient le temps de porter les blessés… Quelques minutes plus tôt, tout était si calme.
J'ai mal au ventre...
Il était trop tard de toute manière. Le lieutenant, souriant à demi, pointa son pistolet armé et celle-ci lui explosa dans la main.
Jean Bailly