47 ème éditorial
Nous vous proposons la 47ème édition de votre Gazette Indépendante de Russie. Celle-ci sera la dernière de l'année mais, soyez rassuré, votre 48ème édition sortira dans le courant du mois de janvier.
Nous signalons d'ailleurs que nous sommes toujours à la recherche de pigistes ou d'écrivains occasionnels afin de nous aider dans la rédaction de votre Gazette Indépendante de Russie. N'hésitez donc pas à vous manifester auprès des gazetiers Nicolaikov ou Brialmont.
La rédaction vous souhaite à toutes et à tous d'agréables fêtes de fin d'année et vous dit à l'année prochaine dans le gel et la chaleur humaine !
La Rédaction
GRANDE MARÉE
Une violente tempête automnale a traversé ce premier novembre les régions de MIR, accompagnée de vents soutenus et d'une marée exceptionnelle sur la Baltique. Une pluviosité abondante est venue parachever le désastre en gonflant à outrance les cours d'eau dont la Bérézine qui est sortie de son lit en plusieurs endroits, emportant tout sur son passage, fortifications, ponts et chaussées, hommes et bêtes et matériel militaire.
Chaque nation belligérante fut contrainte d'évacuer les campements militaires ravagés par les eaux et les vents en se réinstallant sur des terrains plus propices à leur survie à l'approche de l'hiver.
La Rédaction
Le Moulin
Assise dans l'herbe humide, une compagnie d'infanterie attendait l'ordre de faire mouvement à une demi-verste d'un vieux moulin.
La pluie avait cessé et la troupe, silencieuse et disciplinée, subissait stoïquement les éléments comme les événements, et l'ordre des choses d'un monde qui la dépassait. La rudesse de la vie du soldat en campagne empêchait sans doute ces hommes frustes de saisir le tragique de leur situation et ne les ramenait qu'à des besoins basiques, à savoir se nourrir, dormir et se bourrer la gueule pour oublier les misères de la veille.
Seuls peut-être les gradés avaient un peu plus d'acuité, ce qui leur permettait d'émettre des idées abstraites et d'appréhender avec plus de recul le milieu dans lequel ils évoluaient.
Ce moulin, par exemple, qui avait été par le passé le théâtre de combats violents, n'évoquait rien pour la troupe, tandis que pour un jeune lieutenant tout juste sorti de l'école militaire et épris de littérature romanesque, ces vieilles pierres avaient une histoire, avaient une mémoire, un sens et une autre réalité qu'il fallait chercher un peu plus profondément.
- Puis-je vous poser une question, Piotr Alexandrovitch, demanda Andrei. Vous semblez tellement perdu dans vos pensées en regardant ce moulin, que je me suis demandé un instant s'il n'aurait pas été le théâtre d'un de vos exploits sentimentaux avec quelque paysanne peu farouche et entreprenante ?…
- Andrei, mon ami, je ne voudrai pas vous paraître insensible à ces choses, mais la réalité est parfois bien plus terre à terre. Ce moulin n'a pas grand chose à nous raconter hormis ce caractère révélateur de l'âme slave et cette force intérieure qui pousse parfois nos plus humbles paysans à devenir des lions pour défendre le peu qu'ils ont.
- Allons donc, Piotrek ! Encore une de vos inventions dont les pages de votre carnet foisonnent ! Le caractère de nos paysans se révèle sous le knout, et pas autrement, et uniquement lorsqu'ils ont dessaoulé… vous le savez bien, fieffé romantique que vous êtes !
- Et bien, soit, je vais vous raconter l'histoire de ce moulin puisque vos préjugés sont certainement à la hauteur de votre courage. Ouvrez vos oreilles et fermez les yeux pour vous laisser transporter par mon récit.
Les paysans du village de … qui avaient l'habitude de venir chercher leur farine au moulin, furent surpris un beau matin d'y trouver installés un escadron de hussards français. Les cavaliers s'en étaient emparé dans la nuit, comme Ali Baba et la caverne des quarante voleurs, et cuvaient leur vin tout en se bâfrant des quelques victuailles trouvées sur place. L'ennemi vivait de rapine sur le terrain, compensant par sa légendaire débrouillardise et son sens de la survie l'impéritie de son commandement et les scandaleux détournements des commissaires aux vivres.
Rapidement le tocsin sonna dans la petite bourgade et tous les pauvres villageois furent en émois.
Que faire ? Qui pouvait les aider ? Qui les débarrasserait de l'envahisseur ? L'Armée du Tsar se trouvait au moins à deux jours de marche et le temps qu'un coursier parte prévenir la troupe, l'ennemi aurait fini de piller le peu de biens que la générosité de son Altesse Impériale leur avait laissés.
Les Anciens, qui avaient toujours réponse à tout, décidèrent de demander l'avis du pope, comme lors de l'épidémie de choléra qui avait décimé le village cinquante ans auparavant.
Lui saurait, car Dieu guidait ses pas et ses paroles ne pouvaient qu'être censées.
Les babouchkas partirent en processions, leurs fichus sur la tête, levant les mains au ciel pour implorer la clémence divine. Seul Dieu pourrait leur rendre leur moulin ! Les hommes suivaient derrière, descendant force alcool de grain pour se donner du courage.
Sur le parvis de la petite église, le vieux cénobite (*) les accueillit en brandissant une icône sacrée.
Tous s'agenouillèrent, les femmes en pleurs et leurs hommes baissant les yeux.
L’ecclésiastique passa au milieu de cette foule silencieuse, les regardant un à un pour sonder leurs cœurs. Il s'arrêta au milieu d'eux et psalmodia quelques psaumes en faisant force signes de croix dans les airs. Puis, après avoir posé ses lèvres rêches sur l'icône sacrée, s'approcha du plus ancien, un homme qui un temps avait servi dans les armées de Catherine II, et prononça quelque chose qui fut interpréta comme : « aide-toi et le ciel t'aidera ! »
Ce à quoi le vieux soldat répondit par un ordre bref que les hommes comprirent immédiatement : - Zerk ! -
Aussitôt, la foule en liesse se mit à chanter et crier en tout sens, les hommes coururent chercher leurs fusils, et pour ceux qui n'en avaient pas, une hache, une fourche ou un simple gourdin.
Cette masse humaine sans chef désigné, rapidement constituée en milice populaire prit le chemin du moulin, marchant derrière le pope, lui même précédé de l'icône sacrée.
Que dire de la suite ? Les hussards médusés regardèrent cette foule compacte s'avancer vers eux, constatant trop tard qu’ils ne pourraient pas leur échapper, Les plus chanceux furent tués rapidement d'une balle dans la tête, quand d'autres, les yeux crevés et les membres déchiquetés, furent traînés dehors pour être lapidés et agonisèrent durant des heures.
Bref, les cinquante cavaliers furent exterminés sans autre forme de procès et leurs montures partagées entre les paysans.
- Je lis dans vos yeux qui pétillent, Piotr Sergueievitch, que vous êtes admiratif de la réaction de notre bon peuple, non ? La voilà, la vraie grandeur de l'âme Slave ! Ce pays n'a rien à craindre tant que nos moujiks sont capables de si belles réactions.
- Ah !… Mon bon, Andrei, on ne se lasse pas d'écouter vos récits, et j'espère que vous saurez captiver encore les lecteurs de notre gazette par de si belles histoires…
(*) NDLR : les cénobites tranquilles !
Nikolai Depakin