LES FOSSOYEURS (1e place)
Le soleil déclinait sur la plaine et les nuages s'éloignaient. Une averse soudaine avait surpris la troupe mais avait cessé
aussi vite qu'elle était arrivée. Une petite brise légère faisait maintenant remonter de la terre les odeurs de cette chaude
journée de juillet. L'odeur de poudre encore présente, tenace, semblait vouloir s'accrocher aux herbes hautes comme pour
marquer le lieu du combat. L'odeur fugace mais déjà âcre des corps restés au soleil toute la journée, commençait aussi à se
répandre. Bientôt des myriades de mouches viendraient s'occuper des uniformes bleus et verts qui jonchaient le sol, ça et là,
maintenant que les infirmiers des deux camps avaient terminé de ramasser les blessés encore secourables. Cette journée
ordinaire avait été marquée par un engagement entre plusieurs bataillons dès le matin, non loin d'une petite bourgade à
peine indiquée sur les cartes.
Mes compagnies avaient dû affronter plusieurs compagnies françaises qui tentaient de s'emparer de ce point avancé sur la
route de Mojaïsk. Coupés de nos lignes et sans ordres précis, – mes estafettes n'étaient pas revenues et je n'avais pas
d'indications sur les manœuvres régimentaires –, j'avais organisé ma ligne de feu du mieux possible pour repousser des
assauts français toujours plus entreprenants. Après une poignée d'heures d'un combat indécis,– avance, replis, mouvements
divers, charge de cavalerie et salves réciproques –, un cessez-le-feu tacite avait été convenu. Aucun des camps n'avait pu
prendre l'avantage. L'ennemi s'était retiré derrière une petite colline, préférant reprendre quelques forces et se réorganiser
avant de repartir à l'assaut, tandis que j'avais fait replier mes hommes à l'abri d'un bois où il était plus facile de bivouaquer.
Le prix payé par les deux camps avait été élevé. Nous avions laissé chacun sur le terrain une bonne centaine de morts et le
double de blessés.
J'avais besoin de parcourir ce champ de bataille anonyme avant la nuit jusqu'à une petite élévation située non loin, pour
reconnaître et évaluer discrètement la présence ennemie.
Un jeune lieutenant collait à mes basques et me suivait comme mon ombre, Serguei Dimitrievitch, mon officier
d'ordonnance, encore peu habitué à la vie en campagne et qui s'inquiétait plus que de raison pour ma personne.
"Mon Général, il vous faut une escorte. L'ennemi n'est pas loin… Il pourrait nous surprendre… Je vais demander quatre
hommes pour vous accompagner… "
"Laisse-les donc se reposer au bivouac. La journée n'a pas été particulièrement faste et ils ont certainement autre chose à
penser ou à faire… J'aurai besoin de tous mes soldats en pleine forme demain au combat".
Laissant les sentinelles derrière nous, nous avançâmes vers un petit cours d'eau bordé d'arbres qui longeait le théâtre de cet
engagement. Je fis mettre pied à terre, demandant à mon ordonnance d'attacher les chevaux ici pour plus de discrétion.
"Prends juste ta carabine Serguei, nos sabres vont nous encombrer. Nous irons à pied et il nous sera plus facile de nous
dissimuler".
Je pris soin de vérifier que mes pistolets étaient approvisionnés et que j'avais avec moi ma longue vue ainsi qu'un calepin
pour prendre éventuellement des notes.
Nous progressions prudemment, nous arrêtant de temps à autre pour écouter qu'aucun bruit suspect n'indiquait l'approche
ennemie quand Serguei m'arrêta de la main.
"Mon Général ! ", me dit-il à voix basse, "Regardez ! De la fumée !…"
Effectivement, une petite colonne de fumée s'élevait doucement à 200 mètres de nous, mais la végétation nous empêchait
de voir qui en était à l'origine. Il me semblait étonnant qu'un groupe se décide à bivouaquer ainsi, isolé du reste des troupes,
en plein au milieu des deux camps.
Courbés en deux, nous nous approchâmes afin de lever ce mystère, moi, mon pistolet à la main tandis que Serguei avait
armé le percuteur de sa carabine.
À notre grande surprise, nous entendîmes des voix russes, ce qui incita mon aide de camp à s'avancer rapidement.
Serguei fit irruption au milieu d'un groupe de pauvres hères, deux vieilles femmes et trois hommes d'un âge déjà avancé,
trop vieux en tout cas pour être enrôlés et qui semblaient être de biens inoffensifs moujiks. Ces paysans simples qui
traînaient avec eux une carriole pleine d'effets militaires ne comprirent pas tout de suite ce qui leur arrivait. Ils brûlaient des
vêtements déchirés et tâchés de sang ainsi que de la charpie dont le sang coagulé faisait un infâme bloc rouge foncé, ayant
servi à panser des blessés.
Voyant une arme pointée vers eux, ils se jetèrent au sol en implorant qu'on les épargne.
"Reculez ! Vous êtes devant le Général Depakin ! Que faites-vous ici ?… Vous êtes des espions ? Gibiers de potence !…"
Apercevant mes épaulettes de général, même s'ils n'en connaissaient pas la valeur, ils furent bientôt à mes pieds, se
lamentant du sort injuste qu'on voulait leur faire subir, tandis que Serguei essayait d'éloigner de ma personne ces misérables
à coup de crosse, avec cette brutalité primaire qui caractérise les officiers subalternes.
"Laisse donc, Serguei, ce sont des fossoyeurs… Ils font là le travail qu'aucun autre ne souhaite faire et méritent un peu de
compassion".
Malgré sa méfiance instinctive, Serguei consentit à lever ses doutes mais restait sur ses gardes.
"Des fossoyeurs ?… Comment cela mon Général ?… Ce sont des voleurs !… Regardez ce qu'ils ont amassé dans leur
carriole !"
"Serguei Dimitrievitch, tu n'es pas encore au fait des us et coutumes des armées en campagne. Il serait bon que je t'explique
deux ou trois choses…" Une des vieilles femmes apeurées me tendit une petite tabatière en or, un objet finement ciselé qu'elle m'offrait en
remerciement pour sa protection.
"Mais mon Général, vous voyez bien ! Voilà de quoi ils vivent, de rapine, du dépouillement des cadavres trouvés sur le
champ de bataille ! C'est plutôt à coup de knout que ces moujiks doivent être traités !…"
Alors qu'il faisait mine de frapper d'un revers de main la vieille femme qui m'avait tendu le présent, je fis cesser son
emportement qui m'énervait.
"Arrête, te dis-je… Et écoute-moi : comment crois-tu que nos recrues sont équipées dans les dépôts régimentaires ? Avec
quels équipements crois-tu qu'on va former les bataillons de l'Opoltchénie ? Nos fossoyeurs sont là pour ramasser tout ce
qui peut encore servir après un engagement : le matériel ramassé et celui pris sur les français est ramené à l'arrière, lavé,
trié et redistribué. La Sainte Russie n'est pas riche, et l’étoffe des uniformes coûte cher. Les baudriers, les guêtres et les
gibernes récupérés sont une économie importante pour notre armée.
Ces vieillards ont été dépossédés de leurs biens par les deux armées et ils n'ont plus rien. Le peu de bétail qu'ils avaient a
été volé, leurs récoltes pillées et leurs isbas certainement brûlées pour ne pas être utile à l'ennemi. Nous leur offrons cela en
échange : ils récupèrent ce qu'ils peuvent et le vendent dans les villes à des marchands qui iront collecter tout cela pour le
compte de l'armée. De plus, ils rendent les derniers honneurs aux morts en leurs donnant une sépulture décente sinon ils
pourriraient au soleil et les miasmes démoraliseraient nos soldats plus sûrement que le canon ennemi. Que dirais-tu,
Sergueil Dimitrievitch, si tu voyais chaque jour le corps de ton frère se décomposer un peu plus au soleil et pourrir au sol,
mangé par la vermine et les corbeaux ?
Ils suivent dans l'ombre nos régiments, n'interviennent souvent que la nuit à la lueur des torches et disparaissent sans qu'on
se rende compte de leur présence.
Allons, laisse ces pauvres paysans accomplir cette tâche ingrate. Ils ne l'ont pas choisi, ils n'ont plus d'autre choix car cette
guerre qu'ils n'ont pas voulu plus que nous en fait aussi des damnés, ils sont condamnés chaque jour à porter un lourd
fardeau, c'est celui de porter les morts en terre…"
La leçon avait apparemment porté ses fruits. Serguei releva la vieille babouchka et lui donna une poignée de roubles. Je
rangeais dans ma poche la tabatière en or, certainement récupérée sur le corps d'un officier français et qui me serait très
utile.
Nous les laissâmes à leur fardeau sans nous retourner et reprîmes le cours de notre marche.
Je devais évaluer le dispositif ennemi avant la nuit et organiser mon dispositif défensif pour le combat de demain.
Nikolai Depakin