LES MÉMOIRES D'UNE MULE 2
Ma nouvelle fonction me plaçait tout en haut de la hiérarchie muletière. Fini le dos en compote, fini les nuits sous la pluie et dans la boue (c'est fragile une carte !). Mes habitudes parisiennes revenaient au galop. Certains ânes, de basse extraction, me traitaient bien de snob, mais je n'en avais cure. Les sabots au sec et le museau au chaud, leurs sarcasmes ne m'atteignaient pas. Je parcourais les plaines russes, à la suite de mon maître, toujours au cœur de l'action, mais jamais au cœur des combats.
Jusqu'à ce qu'une nuit, notre campement fut assailli par des cosaques…
J'avais entendu les rumeurs les plus folles sur nos assaillants mais la stupéfaction – ou était-ce la peur panique ? – me figea devant le spectacle de cette sarabande endiablée. L'attaque fulgurante et sanguinaire fut très vite suivie d'une débandade désordonnée où chacun cherchait à sauver sa peau.
Ma première pétrification passée, désorientée par les cris et les hurlements des hommes comme des bêtes, je me mis à galoper en tous sens, affolée par les flammes de nos tentes embrasées, sans autre but que d'échapper au trépas.
Sans comprendre un seul instant ce qui m'arrivait, je me retrouvai bientôt avec une longe passée autour du cou, les naseaux agressés par une odeur fétide indescriptible…
Vitali Viatchesla : voilà le nom de celui qui venait de me serrer. Je le sus en entendant un de ses sbires lui hurler "Vitali, je l'ai vu en premier, à moi le droit de cuissage !" J'avais échappé aux soldats français et aux paysans prussiens, quelque chose me disait que je n'échapperais pas aux cosaques… Vitali devait être le chef de cette horde car il ne céda pas aux requêtes (étaient-elles justifiées ?) du cavalier et ce sont donc les assauts de Vitali que je subis toute la nuit. Enfin plus exactement je subis ses assauts 10 minutes et subis le reste de la nuit son odeur fétide et ses ronflements sourds. Il fallait que je m'évade !…
D'après ce que je compris, Vitali avait décidé d'envoyer au front toutes les forces vives de sa horde. Même les mules. Il avait une façon d'organiser les assauts légèrement différente de mon maître précédent. Point de carte, point de virgule dans les ordres. Le plus souvent, on entendait :
"Vous foncez dans le tas à bride abattue le plus loin possible et vous ne reculez pas."
Il y avait tout de même une nuance de temps en temps :
"Si jamais vous êtes allés trop loin, vous foncez encore !"
Dans ma petite tête de mule, je me disais qu'il suffisait d'attendre une charge. Ma vitesse limitée me porterait à l'arrière de la colonne et je pourrais en profiter pour m'éclipser.
Oui, mais voilà. Le Cosaque a beau avoir le cul tanné, l'œil vitreux et l'haleine chargée d'immondices, il a l'esprit mal tourné. L'animal m'avait relié à son poignet par une corde. Ainsi que toute sa descendance…
Je restais donc un long moment, contrainte et forcée (c'était souvent le cas de le dire) avec les Kasaks de Vitali. Mon salut vint lors d'une étape en ville. Cela faisait un moment que le Voisko semait la terreur dans les territoires du nord. Ils avaient contraint une grande ville en chassant les forces françaises. Mon nouveau maître me quitta quelques heures, trop content de trouver une taverne à démonter et quelques chèvres encore fraîches à monter.
Déjouant la surveillance plus qu'avinée de mes geôliers, je quittais les écuries au petit trot afin de ne pas éveiller les soupçons. Arrivée dans les faubourgs, je m'apprêtais à accélérer le pas, ragaillardie par le vent de la steppe dans ma crinière.
Lorsque tout à coup je tombais nez-à-museau avec un jeune soldat tsariste qui avait l'air aussi fuyard que moi : un déserteur !
Cherchant à me faire aussi petite que possible, je fus toutefois trahie par un son que je n’avais jamais cru possible de reproduire : Je me mis à barrir ! En effet, il y avait que quoi ! Un Cosaque m'avait retrouvée et m'indiquait à sa manière qu'il n'était guère bon de fuguer, on risquait toujours de faire de mauvaises rencontres…
Prenant peur, le déserteur russe, ayant l'air d'avoir de la matière fécale dans ses bottes d'après l'odeur, se mit à courir tout autour de nous en poussant de léger cris féminins – Ils engagent vraiment n'importe qui de nos jours ! – avant que quelque chose ne surgisse d'elle… Mini-Terreur ! ! !
Qu'est-ce cela ?
Je vis une boule de poils avec deux oreilles parfaitement asymétriques. Une rappelait qu'il était bien de la famille de ses aïeuls des steppes, l'autre, complètement cassée et retombant sur un œil, m'enseigna qu'il devait être la résultante de croisements mal inspirés. Les seules choses distinctes au milieu de cet amas de poils minuscules étaient sa langue et sa truffe.
Après avoir évalué la situation en ignorant la chose nommée "Mini-Terreur" par le Cosaque qui sentait le crottin d'un vieux cheval parasité des intestins. Je m'approchai de celui qui avait la voie aigüe et qui portait une sacoche qui devait peut-être contenir des céréales. Je n'avais pas brouté une touffe d'herbe fraîche depuis 3 jours, la faim me fit oublier la méfiance. En m'approchant je vis que le poitrail de ce Cosaque laissait deviner des formes sous sa veste. Une femme peut-être ? C'était évident, malgré sa puanteur due à ses bottes, elle paraissait déjà plus raffinée ! Je frottais ma tête sur son épaule pour qu'elle accepte de me sortir de ce mauvais pas. Ma nouvelle maîtresse me passa un licol, corde qu'un cosaque à toujours sur lui pour pouvoir voler un cheval à tout moment, et commença à m'emmener – je l'espère – à l'extérieur de cette ville grouillante de Cosaques. Quant à Mini-Terreur, le cherchant car ne l'entendant plus grogner, je vis qu'il était pendu aux poils du paturon de ma jambe antérieure qu'il mordait frénétiquement sans atteindre la chair. Nous marchâmes ainsi quelques instants lorsque soudain des bruits de sabots au trot résonnèrent derrière nous.
Un troupeau gigantesque de chèvres et moutons, mélangés avec quelques camélidés bossus, cavalait derrière nous à grande vitesse sur la sortie de la ville. Mêlés à cette cohorte chamarrée, suivant mon licol, l'arrivée de ce troupeau fut mon salut car la petite boule de poil me lâcha le jarret pour s'en aller jouer garde-berger. Le plus inconfortable était ces deux caisses lourdes chargées sur mes flancs qui empestaient moult parfums et poudres exotiques dont devaient se servir ma maîtresse pour camoufler son hygiène. Et ses babioles de métal pillées dans quelques habitations de la cité assiégée hier et accrochées à la hâte là où elle le pouvait sur mon dos résonnaient d'un son fort désagréable. Bref nous voilà à présent marchant à travers de vastes plaines vers l'Est, noyé au milieu de ce troupeau mi-homme, mi-bête. C'est vers le soir que les évènements se gâtèrent. De lourds nuages envahirent le ciel vers le couchant. Un vent glacé se leva et je vis tomber du ciel quelques flocons blancs qui me glacèrent l'échine en fondant sur mes poils.
Le temps se détériorait de plus en plus, bientôt je ne pus voir au delà de 5 mètres. Ceci plus les parfums, je commençais à avoir un mal de crâne épouvantable. Mais ma nouvelle maîtresse ne s'arrêtait pas. Je n'en pouvais plus ! Mes sabots étaient lourds, les affaires (que je portais) me donnaient l'impression de porter Hector, l'énorme cheval de trait qui était dans la même étable que moi à Paris.
Ah mon chère Hector ! Il me manquait, ma vie insouciante d'avant ma vente me manquait.
Mais c'est à partir de cette tempête que ma vie de mule bascula pour la deuxième fois (la première fois étant ma vente)…
Une aventure collective à suivre… de Zinix (Mat 43680) ; Darya (Mat 49419) ; Fourchette (Mat 17059) ; Evenflow (Mat 47870) ; Antoine de la Salle (47089) ; Konrad Wunderof (mat 46530) ; Joachim de Labastide (Mat 38339) ; Nicolaïkov (Mat 25357) ; Loup Blanc (Mat 47484)
La Gazette